Migraines – Les cent premières pages


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Dépôt légal : Juin 2020
© Maiwenn Alix

MIGRAINES

Maiwenn Alix

Agence littéraire Kalligram

2019

Avant-Propos



Lorsque j’ai écrit Migraines, fin 2018, j’étais loin de me douter que l’année où il aurait normalement dû paraître, l’actualité rattraperait la fiction, au point où certains passages de ce roman pourraient laisser une curieuse impression de déjà-vu : quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai par exemple pu voir une des scènes de ce livre sur BFMTV ! Je tiens donc à préciser ici que toute ressemblance avec la réalité est purement fortuite : je n’ai pas changé une ligne à ce texte. Vous pouvez mettre toute similarité avec les évènements actuels sur mes capacités d’anticipation ou sur mes dons de divination, au choix.
Cette étrange résonance avec la réalité, c’est aussi la raison pour laquelle vous lisez ce texte sur votre liseuse, votre téléphone ou votre tablette au lieu d’un livre que vous auriez trouvé en librairie : après un confinement souvent éprouvant, au beau milieu d’une épidémie, quel éditeur aurait envie de miser sur un roman racontant, justement, l’histoire d’une épidémie, fût-elle prétexte à une satire sociale grinçante ? C’est pourquoi nous avons décidé, avec mon agente, de le rendre disponible en auto-édition pour un temps limité, afin de lui donner quand même une chance de toucher des lecteurs et de rencontrer son public.

Très bonne lecture !

Contact : karinelanini@agencelitterairekalligram.fr

Jour 1

ROMAIN

— Rom ? ROM !

Le cri de Marine le fit sursauter, son doigt glissa sur le mauvais bonbon et une rangée de friandises roses explosa sur son écran.

Et merde, il était si près de finir ce niveau !

— Romain, ça commence !

Déjà ? Romain jeta un rapide coup d’œil au décompte affiché par son smartphone : il restait encore 30 secondes pour dégommer le reste du chocolat dans Candy Crush, c’est bon, il pouvait se rattraper. Il activa un super bonbon et tous les verts détonnèrent avec des petits « pop » satisfaisants, éventrant par la même occasion la ceinture de cacao qui encerclait l’écran.

— ROM ! Dépêche-toi, tu vas louper le début !

Zut, pour qu’elle s’énerve comme ça, c’était que ça devait vraiment commencer… Tant pis pour les dix carrés de chocolat restants, Romain éteignit son téléphone et se hâta de sortir des toilettes. Marine l’attendait derrière l’îlot central de leur cuisine flambant neuve, un verre et un torchon à la main.

Votre programme vous est présenté par les matelas Roupillon. Matelas Roupillon, les matelas où vous ne faites pas QUE dormir… criait une voix féminine dans la télé alors qu’une jeune mannequin prenait une pose lascive sur le produit en question.

— Mais Marine, t’abuses ! C’est encore les pubs ! J’ai pas fini mon niveau à Candy Crush à cause de toi !

— Chuuut, tu vois bien que ça commence !

Les premières notes du générique de Loft Story retentirent dans le salon et ramenèrent un instant Romain en arrière, à une époque où ils avaient tous les deux quinze ans, où les 2Be3 étaient encore connus et où la télé-réalité se résumait à une seule émission que tout le lycée suivait religieusement. En ce temps-là, Marine était une bombe. Mince, une frange brune au-dessus de ses yeux bleus, clope au bec, toujours habillée dans des jeans Miss Sixty, un sourire à tomber, Romain l’avait épiée tous les jours dans la cour du lycée, en s’efforçant de prendre cet air faussement indifférent et détaché de l’adolescent amoureux qui n’ose pas se déclarer. Il rêvait de sortir avec elle bien sûr, comme tous les mecs de l’établissement, mais affligé d’une timitidité maladive, et, il faut le dire, d’un sévère problème d’acné que le Biactol n’avait pas encore réussi à régler, il n’avait jamais pu rassembler son courage pour aller lui parler. Il avait fallu attendre qu’il soit en BTS comptabilité, avec une peau enfin lisse et saine, pour que leurs chemins se recroisent, qu’il ose l’aborder, et qu’elle le regarde enfin avec cet air gourmand qu’il l’avait vu afficher quand elle sortait avec Antoine, le tombeur de la classe de terminale ES.

Onze célibataires coupés du monde… beugla la télévision.

Romain observa Marine qui essuyait machinalement la vaisselle, les yeux rivés sur l’écran. Elle avait changé depuis le temps. Le sourire ravageur était toujours là, mais la frange avait poussé, les jeans Miss Sixty trop petits avaient été donnés à Emmaüs lors du dernier déménagement, la clope avait été abandonnée au premier test de grossesse positif, et quant à la silhouette… Bon, c’était ça aussi de faire trois enfants. Et puis on ne pouvait pas dire que lui s’en sortait mieux. Il baissa les yeux sur son propre ventre qui n’était plus plat depuis quelques années. Dire qu’à l’époque du premier loft, il faisait des crunchs tous les soirs pour bien dessiner ses plaquettes de chocolat… Depuis combien de temps est-ce qu’il n’en avait pas fait déjà ? Plus depuis la naissance de Jude, au moins !

Il ouvrit le grand frigo américain, qui lui avait coûté un bras, mais faisait des glaçons, et attrapa une bière. Foutu pour foutu…

— Assieds-toi donc, tu me donnes le vertige ! lâcha Marine, toujours debout, toujours à son essuyage.

Il ne se le fit pas dire deux fois ets’écroula dans le canapé, avant d’ouvrir sa canette. Dans la télé, les images colorées du générique laissèrent place au visage bronzé et botoxé d’un animateur connu.

Bienvenue à tous pour cette toute nouvelle saison de Loft Story ! Quelle émotion ! Quelle émotion ce soir de vous retrouver après vingt ans ! Cette soirée s’annonce formidable, avec la présentation des candidats bien sûr, des surprises, et surtout la révélation du tout nouveau concept du jeu !

Romain prit une gorgée de bière. Enfin, ils allaient savoir ce que la chaîne préparait. Cela faisait deux semaines que toutes les conversations ne tournaient plus qu’autour de ça au bureau, dans le petit service comptable de la boîte de BTP où il bossait. Les rumeurs les plus dingues avaient circulé depuis l’annonce de la reprise du jeu : qu’il y aurait des pièges dans l’appartement, que les candidats seraient tous des criminels, qu’ils recevraient de l’argent pour coucher… Marine s’était bien sûr empressée d’acheter la presse à scandale pour tenter d’en savoir plus, mais les gros titres n’avaient fait que relayer des bruits de couloir. Rien n’avait fuité, et ils avaient claqué trente euros de journaux en pure perte.

Eh oui, Nathan, quel plaisir d’être là ce soir avec vous pour ce moment historique, la réouverture du Loft ! Nous allons vivre ensemble une soirée extraordinaire…

Sur l’écran plat, une trentenaire brune et svelte, bien plus jeune que son homologue masculin, offrait un sourire ultra-bright.

— Oh non, je l’aime pas celle-là, soupira Marine derrière lui.

Romain ne releva pas. Marine détestait toutes les présentatrices télé de toute façon.

Des tintements de vaisselle et le bruit des placards lui indiquèrent qu’elle avait fini de tout ranger. Pas trop tôt. Il l’aurait bien aidée, mais elle avait sa routine bien à elle, ses manies comme elle disait, et puis il ne remettait jamais les choses à leur bonne place, dans l’ordre qu’il fallait – avec les verres Nutella des enfants devant ou derrière les grands, enfin bref, il ne savait plus. A l’écran, les présentateurs continuaient de faire des ronds de jambe et de répéter à quel point les prochaines heures en leur compagnie seraient inoubliables quand le canapé trembla un peu. Marine venait de se laisser lourdement tomber à l’autre bout, un paquet de cookies à la main, ceux qu’elle affectionnait quand elle avait eu une dure journée – avec le début de l’épidémie de grippe, elle n’avait pas arrêté aujourd’hui dans le cabinet médical où elle travaillait.

Mais sans plus attendre, Cassidy, découvrons ensemble le profil de notre tout premier candidat, j’ai nommé, Maxime !

Une musique rythmée envahit le salon et le visage souriant d’un gamin de vingt-deux ans apparut. Maxime est top model, fit la voix off. Zoom sur les abdos du jeune homme en train de poser pour un photographe dans un studio blanc, sous la lumière des projecteurs. Maxime aime jouer de son charme. Nouveau plan où Maxime apostrophe une fille dans la rue, sourire Hollywood scotché au visage. Même si la première femme de sa vie, c’est avant tout sa mère. Séquence attendrissante où la matrone sert un énorme plat de pâtes à son rejeton qui squatte toujours chez elle.

Marine avalait maintenant ses biscuits de manière compulsive, captivée par l’écran.

Mais Maxime a une blessure secrète, son père, qui ne l’a pas vu grandir… Séquence émotion. Quelques notes de piano, une mélodie dramatique, gros plan sur les photos du padre disparu trop tôt, puis sur les larmes du mannequin. Je sais qu’aujourd’hui, il serait fier de moi. Cette aventure, c’est pour me prouver quelque chose à moi-même. Et je me sens fort parce que je sais qu’il me regarde de là-haut.

— Pauvre garçon, murmura Marine.

— Tu parles. Ils font ça à chaque fois. Il faut toujours qu’ils en choisissent avec des passés tragiques pour les faire pleurer sur commande. Tu vas voir, je te parie qu’il va nous le ressortir dix fois dans la saison, son père…

Il avala une autre gorgée de bière, un peu envieux des tablettes de chocolat du jeune homme qu’on montrait encore une fois dévêtu à l’écran. Celui-là, il devait faire des crunchs, lui, et tous les jours… Il ne put s’empêcher de jeter un nouveau coup d’œil à l’excroissance qui avait poussé au-dessus de sa ceinture. Il faudrait peut-être qu’il se remette au sport… C’est vrai, maintenant que les enfants étaient un peu plus grands, qu’il pouvait enfin faire des nuits complètes, il n’avait plus trop d’excuses pour ne pas cruncher devant la télé à l’heure du film. Son regard tomba sur le sol du salon, à l’endroit à côté du canapé où il aurait la place pour s’allonger. Non, pas ce soir, trop crevé, trop mangé, mais demain, pourquoi pas.

Le thème musical de l’émission lui fit relever la tête. Le portrait du candidat s’était achevé, et le jeune homme entrait désormais sur le plateau, accueilli par les deux animateurs. Il prit place dans l’un des onze sièges vides.

— Maman…

Lucas, 5 ans, se tenait dans le couloir, son doudou Paw Patrol bien serré contre son torse.

Marine tourna la tête vers lui, l’air épuisée d’avance, et Romain s’efforça de réprimer un sourire. Sa femme passait une heure tous les soirs à coucher leurs trois bouts de chou, à contrôler les dents, lire une histoire, les border… Et malgré ça, à chaque fois qu’un programme l’intéressait, au moment où elle s’autorisait enfin à se détendre, il y en avait toujours un pour se relever et lui demander quelque chose.

— Il y a un monstre sous mon lit… pigna le petit.

Romain croisa le regard de Marine, toi, moi, toi, moi, oui, mais moi je suis crevée je viens de m’en occuper et de faire la vaisselle, et moi je suis rentré tard tu sais bien que j’ai eu une journée pourrie et qu’en plus j’ai réparé la fuite sous l’évier ce week-end. Au terme de ce dialogue silencieux qui n’avait duré qu’une seconde à peine, devant le regard fatigué de Marine, Romain finit par capituler :

— J’arrive, Lucas…

— Non ! C’est maman qui sait chasser les monstres !

Et tout de suite, le profil de notre deuxième candidat, ou plutôt devrais-je dire, candidate…

— Lucas, soupira Marine à travers le biscuit au chocolat qui lui emplissait la bouche, Maman est en train de regarder son émission, et j’ai déjà chassé le monstre tout à l’heure. Laisse papa s’en occuper…

De grosses larmes envahirent les yeux du petit.

Elle est jeune, elle est belle, elle nous vient de Marseille…

— Mais Maman, il est revenu… supplia Lucas.

Nouveau soupir.

— Bon d’accord…

C’est Carla !

Romain offrit une mine compatissante à Marine qui s’en allait chasser son quinzième monstre de la semaine, avant de reporter son attention sur la télé. Une jeune femme aux cheveux noirs, à la peau bronzée et aux énormes lèvres y souriait en gros plan. Carla, vingt ans, est serveuse dans un club de luxe… Séquence sur Carla en mini-jupe ultra-courte en train de porter un plateau de cocktails. Mais comment faisait-elle pour qu’on n’aperçoive pas ses fesses ? Il se surprit soudain à avoir envie de le remonter, ce petit bout de tissu, pas de beaucoup, juste assez pour… Carla aime faire la fête. Le changement de plan interrompit le flux d’images qu’il était en train de se créer, la jeune femme dansait désormais, agitant son imposante paire de seins à l’écran comme on secouerait un paquet de bonbons devant le nez d’un gamin diabétique.

Le canapé trembla à nouveau. Marine était revenue s’affaler à l’autre bout.

— Monstre à tentacules cette fois-ci. Je t’avais dit qu’il fallait pas lui montrer ton jeu vidéo avec les mutants là, on est partis pour un mois de pieuvres à chasser sous son lit…

— Je pensais pas qu’il trouverait ça si terrifiant, murmura Romain.

Les yeux rivés sur la télé où Carla battait des faux-cils, il n’osa pas regarder Marine, de peur qu’elle lise en lui toutes les choses auxquelles il avait pensé en observant la jeune femme se trémousser à l’écran. Bordel, il fallait vraiment qu’il se remette à faire des crunchs.

CARLA

— Et je vous demande un tonnerre d’applaudissements pouuuur… Carla ! brailla Nathan, l’animateur.

Carla prit une grande inspiration et avança sur scène. Le torse bombé, la chute des reins cambrée, elle rejeta ses longs cheveux en arrière et jeta un baiser à la caméra. Et ajouta un clin d’œil pour être sûre.

Une, deux, une, deux, se répéta-t-elle en balançant ses hanches au maximum sur la musique rythmée qui accompagnait son entrée. Elle était bien consciente qu’à l’heure actuelle, toute la population mâle devait s’imaginer au lit avec elle. Et ça la ravissait. Ça lui apprendrait, à Kevin, de l’avoir larguée comme une merde pour cette pétasse de Magali. Elle alla s’asseoir dans le fauteuil à côté de Maxime avec soulagement. Depuis ce matin, à cause du stress c’est sûr, la tête lui tournait. Toute la journée, elle avait eu peur de se viander devant la France entière sur ses talons de quinze centimètres. Là, enfin juchée sur son trône de princesse, elle était rassurée, le plus dur était fait. Elle dévisagea son voisin qui lui adressait un sourire charmeur. Mignon. Mais peut-être un peu trop jeune pour elle. Vingt-deux ans, quoi !

Les deux animateurs étaient maintenant en train de blablater pour justifier leur présence à l’antenne. Carla croisa les jambes et joignit les mains sur son genou pour bien faire ressortir ses seins de son décolleté. Une caméra se tourna aussitôt vers elle et son buste apparut sur l’écran géant au centre du plateau. Bingo. Elle fit un clin d’œil aguicheur à l’objectif. Si avec ça, elle n’obtenait pas au moins une séance photo de nu avec le magazine que lisait Kevin en cachette… Même l’animateur semblait avoir du mal à lancer la présentation du candidat suivant. Heureusement, Cassidy, sa comparse, s’en chargea pour lui.

— Et tout de suite, je vous laisse découvrir, Alexis !

Carla regarda les images défiler sur l’écran. Un bodybuilder. Crâne rasé. Bien plus âgé. Elle retint un bâillement. Elle qui avait l’habitude de danser jusqu’à cinq heures du matin tous les soirs, curieusement, elle se sentait fatiguée. Alors que la masse de muscles pénétrait sur le plateau, une petite migraine s’installa dans son crâne. Certainement le stress, se répéta-t-elle.

— Et ne zappez pas, plein d’autres surprises vous attendent ! lança l’animateur à la caméra.

Coupure pub. Aussitôt, il trottina vers Carla.

— Alors comme ça, vous êtes serveuse ?

Son sourire se fit gigantesque sans faire bouger le moindre muscle sur le reste de son visage. Cette phrase, Carla l’avait entendue des milliers de fois dans la bouche de ses clients. Elle savait parfaitement ce qu’il voulait dire.

— Oui…

Elle passa la main sur ses seins et lui offrit un regard éloquent. L’animateur se mordit la lèvre.

— Excusez-moi… Vous pourriez me montrer où sont les toilettes ? minauda-t-elle.

Elle battit des cils et fit ressortir encore plus son décolleté. Nathan jeta un coup d’œil à gauche et à droite. Les deux autres candidats étaient en train d’être pomponnés par des filles du maquillage qui leur appliquaient une généreuse couche de poudre supplémentaire sur le visage.

— Oui, bien sûr, souffla-t-il, il y a celles de ma loge qui sont les plus proches.

Il l’aida à se relever.

Cinq minutes plus tard, Carla retournait s’asseoir sur sa chaise, satisfaite. Il avait été tellement empressé qu’il ne s’était même pas rendu compte qu’elle avait sorti son smartphone de son petit sac pour prendre une courte vidéo. Quand elle quitterait le Loft, elle la vendrait au plus offrant. Ou elle la fuiterait sur internet et jouerait la surprise. Ensuite tout s’enchaînerait. Une émission de télé-réalité, mais à son nom cette fois-ci. Des invitations dans les défilés et les clubs les plus select. Elle retournerait même certainement dans celui où elle faisait le service, pour traiter ses anciens collègues comme des chiens et leur lâcher des pourboires minables quand elle commanderait des magnums de champ’. Et puis bien sûr, les grands noms de la mode voudraient tous faire des vêtements pour son corps aux formes voluptueuses. Toutes ces fringues gratuites et ces bijoux dont on la couvrirait… Elle soupira d’aise. Et au milieu de tout ça, elle rencontrerait forcément un acteur ou un chanteur connu dont Kevin serait jaloux à mort.

Rien à foutre que l’animateur ait une femme et deux rejetons. La prochaine Kim Kardashian, ce serait elle. La migraine s’amplifia. Mais elle s’en fichait. Elle était toute à ses futures richesses. Quand l’émission reprit, elle n’eut pas besoin de se forcer pour lancer un sourire radieux à la caméra.

Jour 2

EMILIE

19H24

La foule compacte des forçats du RER compressa Émilie entre deux doudounes noires. Le signal retentit, et les portes déversèrent leur flot de voyageurs sur le quai.

« Saint-Quentin-en-Yvelines, Montigny-le-Bretonneux » annoncèrent les haut-parleurs.

Le flux s’engouffra dans les couloirs, se répandit en longues enjambées dans le hall récemment rénové, et Emilie s’efforça tant bien que mal de suivre le mouvement. Tout le monde était en retard. Un « incident sur les voies » avait bloqué les vies minutées à Châtelet les Halles, déréglé la mécanique que tentaient désespérément de maintenir les usagers du RER A. On courait pour rattraper l’aiguille, ne pas rater l’heure du dîner, du JT, et surtout, si Emilie avait bien compris les conversations de ses collègues du Cashprix toute la journée et de la plupart des clients qui étaient passés devant sa caisse, pour ne pas rater le deuxième prime de la nouvelle saison du Loft.

Mais elle, ce n’était pas cette stupide émission de télé qu’elle avait peur de manquer. Elle allongea la foulée. Plus que cinq minutes. La gare l’expulsa d’un de ses tunnels sombres sur une rue noircie par une pluie battante. Elle sortit sa capuche et s’élança en direction du centre commercial. Les passants la forcèrent à slalomer, puis à changer de trottoir pour aller plus vite. La rigole qui courait le long de la rue détrempa ses chaussures, l’eau traversa le cuir fatigué et lui glaça les orteils. Elle accéléra encore. Plus que trois minutes. Elle se mit à courir en direction des marches qui descendaient vers le quai François Truffaut.

Elle les dévala aussi vite qu’elle put, et, enfin, arriva face au grand bâtiment monolithique, sa ligne de fenêtres en plexiglas teinté projetant une lumière sale sur les flaques qui surplombaient le canal. Elle traversa le rideau de pluie déversé par le toit et poussa la lourde porte. Derrière le comptoir, la personne de l’accueil était en train de ranger ses affaires. Essoufflée, Emilie s’empressa d’extraire de son sac son précieux contenu.

— Euh… Bonjour, je… j’espère que je n’arrive pas trop tard, je viens rendre ces trois-là et heu…

— Oh, pas de souci, vous avez encore quelques minutes, je n’ai pas fermé le système.

— Ah, d’accord, heu… Vous avez reçu le dernier Leigh Bardugo ? 

— Alors, attendez, je vais vérifier, mais je crois bien que oui.

Émilie poussa un soupir de soulagement. Elle était arrivée juste à temps à la bibliothèque. Elle allait pouvoir profiter de sa soirée.

GEORGES

À 22h30, Georges alluma les enceintes. Les notes d’une nocturne de Chopin s’envolèrent, légères, au milieu des livres qui recouvraient les murs. Ah… Calme et volupté. La porte s’ouvrit avec discrétion. Adélaïde leur apportait à tous les deux une tasse de café. Le parfum se mélangea aux harmoniques.

— Un doigt de cognac dedans ? demanda-t-elle.

— Allez, pourquoi pas ! Merci.

Il s’enfonça dans l’énorme fauteuil gris et déplia son journal.

Leurs soirées étaient toujours les mêmes, remplies du charme désuet et de la douceur rassurante que créent les habitudes. Ils dînaient vers 20h00, en tête à tête, et se racontaient leurs journées, à l’hôpital pour elle et à l’université pour lui. Vers 20h30, ils se réfugiaient dans leur bibliothèque. Dans leurs jeunes années, ils avaient fait installer leurs deux bureaux l’un en face de l’autre pour pouvoir se tenir compagnie même quand ils travaillaient sur leurs recherches. En trente ans, la table en merisier et le secrétaire en chêne n’avaient jamais bougé. Pendant deux heures, ils planchaient chacun sur leur sujet. La virologie et l’épidémiologie pour elle. L’astrophysique pour lui. De temps en temps, l’un d’entre eux se levait et effleurait amoureusement l’épaule de l’autre pour aller chercher un livre de référence dans les étagères qui recouvraient les murs. Parfois, ils se consultaient sur la meilleure formulation à employer dans un article à soumettre à leurs pairs, ou, plus rarement, à une revue de vulgarisation scientifique. Adélaïde, après toutes ces années, avait toujours cette même façon charmante de mâcher le bout de son stylo quand elle réfléchissait, comme lorsqu’elle était étudiante. Et encore après tout ce temps, quand il la voyait faire ça, Georges lui murmurait :

— Il a l’air bon ton stylo, dis donc !

Elle lui souriait, et un court instant, ils avaient à nouveau vingt ans sur les bancs durs de la bibliothèque universitaire.

Vers 22h30, lorsque la fatigue se faisait ressentir et que l’attention déclinait, Georges mettait un peu de musique. Toujours du classique. Adélaïde allait leur faire un café. Puis ils s’installaient ensemble dans les deux gros fauteuils gris pour lire leur journal. Il feuilletait Le Monde, et elle, Libération. Quand l’un des deux trouvait un article intéressant ou bien écrit, il le lisait à voix haute pour que l’autre puisse en profiter. Puis vers 23h-23h30, selon l’actualité, ils allaient se coucher avec un bon livre. Elle aimait les romans réalistes. Lui, les polars et la science-fiction. Et il en allait ainsi depuis presque 30 ans.

Adélaïde posa les deux tasses sur le guéridon d’acajou entre les fauteuils.

— Merci, lui dit Georges, d’un ton reconnaissant.

Elle s’installa à côté de lui et ouvrit son journal à son tour. Il prit une gorgée de café. Les arômes puissants de l’arabica et du cognac jouèrent sur sa langue une mélodie aussi subtile que celle qui flottait dans l’air.

— Tiens, l’humanité a encore progressé hier, ironisa-t-elle.

Georges la regarda par-dessus son article sur le génocide au Nord Kivu.

Sous ses cheveux gris coupé court, derrière ses lunettes à monture turquoise, les deux yeux bleus perçants d’Adélaïde étaient remplis de moquerie.

— Écoute ça, dit-elle. La bêtise audiovisuelle a franchi un nouveau cap hier soir avec la réouverture annoncée du Loft. L’émission, qui a rassemblé plus de 14 millions de téléspectateurs…

— 14 millions !?

— Oui, tu te rends compte ? Ça fait quoi, un Français sur quatre presque ?

— Eh bah voilà, on l’a trouvé le vote FN… se moqua Georges.

— Attends, c’est pas fini, continua sa femme. L’émission, qui a rassemblé plus de 14 millions de téléspectateurs, a non seulement repris les anciens codes du fameux jeu des années 2000 – 11 célibataires coupés du monde, filmés en permanence dans un appartement -, mais a rajouté en prime de nouvelles règles pour le moins choquantes. Car oui désormais, ce ne sont plus seulement des candidats bas du front en quête de célébrité qui participent au jeu, mais bien le téléspectateur lui-même. Moyennant de fortes sommes d’argent, celui-ci a la possibilité de proposer des missions rémunérées au candidat de son choix. « Bien sûr, nous avons mis en place des contrôles, nous n’acceptons pas n’importe quoi » nous a expliqué M. Geoffroy Dumont, PDG de la société Molendé qui produit l’émission. « Nous sélectionnons nous-mêmes les missions qui nous sont proposées, en fonction de leur intérêt ». La jeune Carla s’est vue par exemple offrir dès la fin du « prime time » un montant de 10 000 euros pour embrasser le doyen de l’émission, Gérard, de soixante ans son aînée. Somme qu’elle s’est empressée d’empocher. Georges, c’est pas vrai, c’est de la prostitution !

— Que veux-tu, Adélaïde, nous sommes entourés de cons…

Il but une autre gorgée de café.

— Et le problème c’est qu’ils se reproduisent, ajouta-t-il. Ils sont 25%. Imagine dans quelques années. Non, franchement, heureusement qu’on sera morts.

Adélaïde répondit d’un « Hmm » absent et replongea dans la lecture de son journal.

Aucun enfant n’était jamais venu perturber leur bulle de tranquillité nocturne. Ils l’avaient espéré pendant des années. Puis en avaient fait le deuil. Parfois, Georges se demandait ce qu’il serait advenu d’eux s’ils avaient eu le petit garçon ou la petite fille qu’ils avaient tant désiré. Il savait déjà qu’il n’aurait pas pu lire les nouvelles avec le même détachement. Le monde était devenu tellement fou qu’il avait pitié des plus jeunes qui hériteraient de pays endettés et gangrenés par un populisme galopant, d’un air vicié, d’océans détruits et d’une planète mourante. Oui, s’ils avaient eu un enfant, il aurait vécu dans l’angoisse permanente. Au lieu de ça, après des dizaines d’échecs, Adélaïde et lui s’étaient résolus à passer leurs années dans la confortable présence de l’autre, le plus loin possible de cette humanité dont la dégénérescence leur apparaissait tous les soirs dans les journaux.

Jour 3

CAMILLE

Camille courait à perdre haleine dans le corridor avec des envies de meurtres. Elle était en retard, ses nouvelles chaussures lui faisaient un mal de chien et elle devait zigzaguer entre dix mille personnes qui n’avaient rien à foutre là à part faire de sa vie un enfer. Elle évita un employé de bureau et manqua de faire tomber l’énorme dossier qu’elle tenait sous le bras. Mais que venaient faire tous ces abrutis à cette heure-ci dans ce couloir ?

Quand elle arriva devant la porte, elle avait deux minutes de retard. Elle cala une mèche blonde derrière son oreille et frappa d’un coup sec.

— Entrez, dit une voix froide.

La ministre était là, derrière son gigantesque bureau vide, son directeur de cabinet assis en face d’elle. Le boss de Camille.

— Vous êtes en retard, Camille, dit la femme d’Etat.

— Désolée…

Elle lui fit un grand sourire, parce qu’à chaque fois qu’elle souriait à la ministre, dans sa tête, ça signifiait « Mais va te faire voir, l’empaffée ». Et ça l’aidait à tenir.

— J’ai donc le projet de loi… ajouta-t-elle.

Elle s’empressa de déposer le dossier sur le bureau. Aussitôt les mains crochues de Madame Couflot s’en emparèrent. Nerveuse, Camille s’installa dans le deuxième fauteuil en cuir en face d’elle. Marc, son patron, était déjà dans le premier, les bras croisés sur le ventre, silencieux. Camille le savait, il resterait muet jusqu’à ce que la ministre rende son verdict, verdict auquel il se rangerait bien sûr, même s’il avait personnellement revu et approuvé chacune des lignes que sa subordonnée avait écrites dans ce rapport.

La ministre feuilleta le classeur un long moment. Sauta de page en page. Lut le dernier paragraphe. Le premier. Puis poussa un soupir. Et merde.

— C’est n’importe quoi… commença-t-elle.

Camille sourit de plus belle.

— Enfin, je ne vois pas ce que je peux faire de ça…

La ministre tournait maintenant les pages sans les lire, son nez d’aigle froncé comme si le dossier s’était mis à puer.

— Je pensais vous avoir demandé un rapport simple, pesta-t-elle. Quelque chose de concis, efficace. Facile à mettre en œuvre. Marc, on en a parlé quand, il y a une semaine, même pas ?

Le sang quitta les joues de Camille. Marc hochait maintenant la tête avec lenteur en la regardant d’un air à la fois grave et déçu, celui du père convoqué dans le bureau de la directrice d’école parce que sa fille a été prise en train de fumer du shit dans la cour de récré.

— Enfin, c’est quand même pas si compliqué ? On ne va pas faire un projet de loi de cent cinquante pages !

Couflot referma le dossier et se laissa tomber en arrière dans son fauteuil.

— Oui, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, c’est incompréhensible, renchérit Marc. Voyons Camille, qu’est-ce qu’il vous a pris de nous sortir un tel pavé ?

Bah je sais pas, abruti, peut-être le fait que c’est ce que vous m’avez demandé ? Ou le fait qu’on en a discuté il n’y a même pas quatre jours et tu m’as fait augmenter la taille de ce rapport de 30 pages parce que tu voulais absolument rajouter des explications supplémentaires ? Voilà ce que Camille aurait répondu si elle avait pu compter sur le soutien de sa ministre. Mais celle-ci était complètement sous le charme de Marc, ce type si parfait, si compétent, « de toute façon il n’y a que lui qui travaille ici. ». Il n’y en avait que pour son directeur de cabinet, les adjoints et les conseillers, eux, étaient là pour jouer les figurants. Donc l’excuse « Marc ne m’a rien dit et m’a même demandé d’augmenter le texte », Camille savait qu’elle ne passerait jamais. Sa seule solution, c’était de rester silencieuse jusqu’à ce que la tempête se calme.

— Bon, Camille, vous me refaites ce truc. Dix pages maximums. Dix propositions-chocs. Pour demain. Marc, tu vérifieras ?

— Bien sûr.

Camille sourit, toutes dents dehors.

De retour à son bureau, Camille serrait et desserrait compulsivement une de ces balles antistress que les grosses boîtes distribuaient dans les salons de l’industrie pharma. Elle avait sous les yeux ses notes d’il y a quelques semaines. « Un rapport détaillé, fourni ». « 150 pages, au (-) > avoir l’air d’avoir creusé le sujet ». « Éviter tout ce qui pourrait ressembler au cafouillage Ragord ». Le cafouillage Ragord, c’était ce projet de loi sur le téléchargement illégal qui avait été rejeté par l’Assemblée. Dix propositions-chocs. Et inapplicables. Tellement nulles et bâclées que leur propre majorité gouvernementale les avait refusées.

À côté d’elle, Lucie tapait sur son clavier avec fièvre. Camille mit son casque antibruit. Elles n’étaient que deux dans ce bureau, mais sa subordonnée enfonçait toujours la touche « Entrée » comme si elle tentait d’écraser un cafard en dessous. Tic-tic-tic-tic-PAF!!! Tic-tic-tic-tic-tic-tic-tic-PAF!!! En temps normal, Camille supportait ces percussions informatiques. Mais pas quand ses nerfs menaçaient de lâcher.

Elle prit une gorgée de café et rouvrit le dossier déserts-médicaux.docx. Comment allait-elle pouvoir enlever 90% de ce qu’il contenait sans le vider de sa substance ? Comment allait-elle pouvoir réduire la quarantaine de propositions qui découlait de son analyse à seulement dix ? L’état des lieux par région prenait quinze pages. Celui des inégalités villes-campagnes, cinq. Tout ça représentait des semaines de travail pour elle et son équipe, à consulter les archives, rencontrer des syndicats de médecins, mouliner les statistiques, interroger des internes pour savoir comment les attirer dans des trous paumés… Et il allait falloir qu’elle détricote tout ça, juste… Pourquoi au juste ? Pourquoi cette bonne femme avait-elle soudain décidé de renouer avec le principe des « propositions-chocs » ?

C’était toujours comme ça de toute façon. La ministre de la Santé changeait d’avis en permanence, probablement persuadée que les rapports et les projets pouvaient se modifier en un coup de baguette magique. La plupart du temps, Marc leur transmettait ses dernières lubies, et l’équipe d’adjoints et de conseillers devait alors travailler d’arrache-pied pour tout reprendre. La plupart du temps. Parce que des fois, ça l’arrangeait bien, Marc, de faire passer ses subordonnées pour des idiots incapables de suivre les instructions les plus simples. Camille feuilleta son carnet et regarda les notes de la toute dernière réunion. La liste des explications et références que Marc lui avait demandées de rajouter s’étalait sur deux pages. Bon. Bon, bon, bon. Elle referma le Moleskine d’un geste sec.

Depuis quelques mois, tous les matins où le bureau de Marc restait vide passé 8h, elle espérait que c’était parce qu’il était mort. Marc venait en moto, probablement pour se donner un air cool, mais plus vraisemblablement parce qu’il faisait sa crise de la quarantaine comme tout le monde ; alors si sa veste en cuir n’était pas sur sa chaise à 8h02, Camille l’imaginait avoir dérapé sur une flaque d’huile. A 8h10, il s’était pris une portière ouverte qui l’avait projeté sous les roues d’un « cross-over urbain ». A 8h20, il s’était encastré dans un camion de livraison qui faisait une marche arrière et on ne retrouvait plus sa tête qui avait roulé dans une bouche d’égout ouverte. Jusqu’à ce que Marc apparaisse et révèle que pendant tout ce temps il était en réunion avec tel ou tel ministère, Camille s’imaginait célébrer une vie libérée de son boss. Elle aurait d’abord couru aux toilettes pour sauter de joie en toute discrétion. Elle se serait passé un peu d’eau sur le visage pour faire croire à des larmes, puis serait allée voir la ministre pour lui demander de prendre sa journée. « Vous comprenez, c’est un tel choc. ». Et elle serait allée faire du shopping. Pour midi, elle se serait offert un déjeuner en terrasse. Le soir même, elle aurait ouvert une bouteille de champagne avec Arnaud et se serait saoulé la gueule pour la première fois en deux ans. Certains rêvaient de gagner au loto, elle, son souhait le plus cher, c’était que son boss crève. Depuis deux ans, il n’avait pas seulement sapé tous ses espoirs de promotion, saboté sa carrière, il avait fait de sa vie un véritable enfer. Quand il n’était pas introuvable dans le building et injoignable – pour feignanter tout en donnant l’impression qu’il s’isolait parce qu’il était débordé – il devenait une nuisance en l’interrompant 50 fois par heure pour lui demander où elle en était, et si c’était pas bientôt fini, et s’il pouvait regarder ce qu’elle faisait… C’était ça, sa vision du management : être une sangsue. Son idée du travail, c’était d’annoter à dix reprises le contenu produit par son équipe au prétexte qu’il écrivait mieux, puis de balancer un rapport raturé de rouge à un subordonné comme un vieux professeur de lycée rendrait des copies. Enfin sa conception de la reconnaissance, c’était de laisser ses adjoints présenter leurs projets à la ministre comme s’ils étaient des stagiaires qui l’avaient aidé, lui. À moins que celle-ci ne rende un jugement à la Commode dans Gladiator et là, tiens, ses collaborateurs redevenaient tout à coup pleinement responsables de leur travail, juste à temps pour se prendre une volée de bois vert, et si possible, une humiliation publique.

Devant son fichier, Camille se massait compulsivement les tempes en essayant d’imaginer Marc en train s’étouffer avec son repas du soir. Elle relut l’introduction. Combien de fois lui avait-il fait réécrire ce truc ? Dix fois ? Quinze fois ? Pour au final ne vraiment modifier que trois mots… L’écran de son smartphone s’alluma à côté de son ordinateur. Elle y jeta un œil désintéressé. C’était Arnaud. « Comment ça s’est passé ? Dîner au Château d’O ce soir ? Bisous ». Là, tout de suite, elle n’avait pas le courage de lui répondre. De lui dire que toutes ces soirées et ces nuits au bureau, loin de lui, n’avaient servi à rien. Qu’il faudrait qu’ils annulent leur rendez-vous car elle devrait bosser tard. Que la ministre l’avait à nouveau traitée comme une aide de camp minable et que son boss avait encore sauté sur l’occasion pour l’enfoncer un peu plus devant sa hiérarchie. Alors Camille déverrouilla son téléphone et écrivit juste : « 🙁 » . Smiley triste.

Elle essaya de se remettre dans son rapport. Il ne fallait pas abandonner. Si elle voulait un jour devenir secrétaire d’État, elle devait continuer à produire du bon travail, et ce même si son directeur de cabinet essayait de le saboter… Elle parcourut rapidement quelques pages. Quelle mesure sauver en premier ? La prime à l’installation ? Ou le service rural obligatoire ? Le recrutement de médecins étrangers ?

L’écran s’alluma à nouveau. « 🙁 » répondait à son tour Arnaud.  Puis « J’annule le resto ? ». Camille prit son visage entre ses mains. Elle était épuisée. Épuisée à l’idée de travailler encore tard ce soir quand tout aurait dû être fini. Épuisée par les longues nuits qu’elle avait déjà dû passer ici alors que son copain l’attendait à la maison. C’était d’autant plus dur de vivre sous le pied de son boss, de subir le dénigrement journalier, qu’Arnaud avait, lui, la trajectoire de carrière dont elle avait rêvé. Elle finissait presque par en être un peu jalouse. Arnaud travaillait aussi pour un ministère, celui de la culture. Il était très bien vu par son patron, un dir’ cab un peu gâteux, et même par son ministre, un type mou mais gentil, qui semblait bien décidé à utiliser son poste pour détourner le plus possible d’invitations à des événements avec buffet à volonté… Arnaud les accompagnait d’ailleurs très souvent à ces soirées mondaines où des invités triés sur le volet s’extasiaient devant des sculptures de vulves affectées d’herpès à grand coup de « Comme c’est novateur, audacieux ! », pour bien faire comprendre à la personne à côté d’eux qu’ils y connaissaient quelque chose à l’art. Camille n’avait jamais pu l’y accompagner. À chaque fois, Arnaud le lui avait proposé, mais à chaque fois, le dernier caprice de la ministre avait saboté leurs plans. Alors à chaque fois, parce qu’il pensait à elle, Arnaud lui envoyait les petites phrases prononcées devant les toiles et les installations. « C’est trop beau, j’en ai le cœur qui me tombe dans l’estomac. » ou « La dernière fois que j’ai vu un truc aussi dégueu, c’était entre les jambes de mon ex ». Elle éclatait alors de rire dans son bureau vide éclairé par la lueur blafarde de ses tableurs Excel. Oui, Arnaud était sur le chemin qui conduisait à devenir secrétaire d’État, voire même un jour ministre, pendant qu’elle, Camille, usait ses forces et ses compétences dans l’impasse où l’avait baladée son boss.

Camille soupira. Elle n’avait pas le courage d’écrire les mots pour lui dire que c’était cuit pour le resto. Elle répondit juste « T_T ». Le smiley qui pleure. Arnaud comprendrait. Il annulerait le dîner. Il rentrerait à la maison tôt. Ou passerait saluer Momo au bar du coin, le temps d’un petit blanc. Il servirait ses croquettes à Minouche, puis il se ferait une salade ou une quiche dont il lui mettrait une part de côté, avant de s’installer devant Netflix. Il avait regardé tout Games of Thrones, Breaking Bad et House of Cards rien qu’en l’attendant. Bon sang, elle avait de la chance qu’il l’aime… Arnaud, c’était peut-être la seule chose de positif dans sa vie en ce moment. L’idée de retrouver tous les soirs un petit appartement chaleureux, un espace de calme et d’amour, ses bras, un chat, une part de quiche et des câlins, c’était ce qui lui permettait de tenir. Tant qu’elle avait ça, un coin d’existence protégé du travail de sape de Marc, elle pouvait résister et espérer s’en sortir. L’écran de son portable s’alluma encore une fois. « Je te laisse une part de gratin au four ? ».

*

Jour 4

GEOFFROY

— Devine combien ?

Geoffroy mordilla son stylo de plus belle, affalé dans sa chaise de bureau.

— J’en sais rien moi, deux millions ?

— T’es froid… sourit Frédéric d’un air ravi.

— Bon, allez, j’ai pas que ça à foutre, balance… fit semblant de s’emporter Geoffroy.

Fred s’approcha du bureau de son patron et y posa les deux poings. Il avait toujours le sens de la théâtralité dans ces moments-là.

— Cinq millions d’euro…

Geoffroy répondit par un long sifflement.

— Sans déconner… En une soirée ?

C’était pour des instants comme ça que Geoffroy continuait de faire ce boulot. Qu’il se faisait appeler « Geof » pour masquer ses origines bourgeoises, portait des baskets et des sweats à capuche, fumait des Camel roulées au lieu des Churchill qu’il aimait tant et avait rempli son bureau de gadgets et de jouets pour adolescents. Pour ces moments là, que jour après jour, il se recouvrait de ce vernis de bêtise, de proximité, de « ça va, on déconne » pour mieux vendre ses concepts d’émission de télé-réalité. Pour le fric. Pour la thune. Pour les montagnes de blé que les gens en mal de divertissement étaient capables de lui envoyer du bout de leurs doigts. « Pour sauver Thomas, envoie « Thomas » au 8 20 20 ». Pour l’argent.

Pour financer sa guerre d’usure contre l’investisseur savoyard qui refusait de lui revendre son château de famille. Dans une autre réalité, celle où il n’aurait pas assisté à la ruine de ses parents et à la vente de la prestigieuse demeure de ses ancêtres, Geoffroy aurait continué de produire des documentaires et des émissions pour Arte. Mais voilà. La banqueroute était passée par là. Honteux, papa et maman avaient caché leur infortune à tout le monde et n’avaient pas osé lui demander de l’aide. Maintenant ils habitaient une maison. Un autre, un beauf, avait pris possession des salles arpentées par ses aïeux pendant des siècles. Il lui avait tout de suite proposé de racheter la bâtisse avec ses économies, celles qu’il réservait à l’achat d’un plus grand appart à Paris, mais l’homme avait refusé. Il voulait en faire un hôtel. Alors Geoffroy était devenu « Geof » et s’était lancé dans des concepts plus populaires. Et ça marchait.

Depuis cinq ans, il rachetait systématiquement tous les terrains, les maisons et les commerces de sa commune. Il finançait la campagne du maire, donnait de généreux montants pour les classes de neige de l’école primaire, payait les réparations du toit de l’église. Tout ça pour que le conseil municipal, sous sa coupe, continue de bloquer tous les permis de construire que l’usurpateur persistait à déposer pour transformer la demeure familiale en bed & breakfast.

Le Loft, c’était son plus gros coup. À la fin, selon ses prévisions les plus conservatrices, il aurait de quoi proposer trois fois le prix du château à l’autre con. Une offre qu’il ne pourrait pas refuser. Surtout quand il lui ferait comprendre qu’en cas de réponse négative, cette somme irait directement financer la construction de lotissements sur les champs environnants récemment acquis, entraînant de fait la valeur et l’attractivité du château dans des abysses d’où seul Geoffroy, armé d’un bulldozer et de ses titres de propriété, pourrait l’en tirer.

— Et attends, tu connais pas la meilleure, ajouta Fred, arrachant le producteur à ses réflexions sur ses prochains investissements fonciers. La petite Carla. On a reçu pour presque un million de demandes pour des trucs cochons…

— Non ! se récria Geoffroy.

— Si. Maudit CSA, hein ? ricana Fred. On a dû tout décliner, bien sûr… Mais je te dis, Geoff, hein, la prochaine saison, faudra peut-être qu’on pense faire un partenariat avec Youporn… Et je parle sérieusement… Tu imagines la thune qu’on pourrait se faire ?

— Ouais, je vais voir ça… répondit-il en hochant la tête.

Il nota la suggestion sur un bout de papier.

En vrai, il trouvait ça moisi. Il était producteur télé pas proxénète, et s’il avait voulu se lancer dans le porno, il l’aurait fait il y a longtemps. Mais quand on lui proposait une idée à la con, Geoffroy s’était fixé comme règle de toujours répondre par « Ouais, je vais voir ça ». Ça lui donnait l’image d’un mec cool, ouvert, à l’écoute de ses équipes. Ça allait bien avec sa panoplie du gars accessible, tu vois, je bosse dans l’audiovisuel. Si Fred revenait à la charge dans quelques jours, il lui dirait qu’il avait fait des recherches mais que pour telle ou telle raison, ça ne pourrait pas marcher. « Mais merci quand même mec, c’est super », terminerait l’entretien, laissant Fred ravi de lui avoir pondu une telle bouse.

Un double coup sur la porte toujours ouverte de son bureau les interrompit. Christine était à l’entrée, l’air un peu essoufflé.

— Geof, on a un problème, Carla vient de faire un malaise…

Le producteur se leva sur-le-champ.

— Yves est avec elle ? demanda-t-il.

— Oui, il l’examine…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que Geoffroy était déjà dans le couloir, en route pour la régie. Les maladies, les accidents… C’était ça qu’il craignait par-dessus tout. Des trucs à la con qui pouvaient vous pourrir une production… Et puis surtout c’était la petite Carla. La nana faisait tellement le buzz qu’elle était devenue la vitrine de l’émission au bout d’à peine trois jours. Une mine de ces phrases stupides dont les gens adoraient se foutre. C’était le grand concept des shows de Geoffroy. Il fallait réunir sur une même plateforme les représentants du plus petit dénominateur commun de la bêtise, les arroser d’alcool camouflé dans des verres opaques et filmer le tout. Et son public cible regardait, parce qu’il adorait pouvoir se sentir, une fois dans sa vie, intelligent et supérieur aux autres. Ce genre d’images le rendait encore plus inconscient de ses propres lacunes et chaque phrase mal articulée par une bimbo analphabète de vingt ans le faisait se réjouir de ses maigres capacités intellectuelles.

Il entra en trombe dans la régie. Sur les soixante-quinze écrans, un seul était le centre d’attention des trois techniciens présents. Un homme y était penché sur Carla, allongée sur son lit.

— Et depuis quand les migraines ? demanda le médecin alors qu’il prenait son pouls.

— Je sais pas, genre le matin du prime… répondit celle-ci.

— Hmmm… Un peu plus de quatre jours alors, annonça le docteur d’un ton absent.

Il lui manipula la nuque. Puis prit sa température. L’ausculta. Le tout en silence. Non, non, se dit Geoffroy, ça n’allait pas bien passer du tout à l’antenne ça ! Il fallait qu’il la fasse un peu parler…

— C’est grave, docteur ? demanda enfin Carla d’une voix faible.

— Vous avez beaucoup de fièvre, le nez pris, des migraines… C’est juste une petite grippe. Ne vous en faites pas, ça va passer.

Il lui sourit et rangea son stéthoscope.

— Il va vous falloir du repos surtout. Et éviter les contacts avec les autres candidats pour ne pas les contaminer…

— Genre pas de bisou ?

— Oui, pas de bisou. De manière générale, évitez de toucher les autres. Et lavez-vous fréquemment les mains…

— Mais la grippe, c’est un coup de froid, nan ? C’est pas contagieux les coups de froid…

Geoffroy poussa un bref soupir de soulagement. Une petite grippe. Et qui ne l’empêchait pas de sortir connerie sur connerie. Parfait. Sur l’écran, le docteur expliquait patiemment le principe d’une infection virale à la bimbo. « Mais si je peux pas faire de bisous aux autres, je vais perdre de l’argent ! » minauda la jeune femme.

— Bon, les mecs, lâcha Geoff, vous me l’incluez dans le montage de la quotidienne le « c’est pas contagieux la grippe… », etc, etc, ça peut buzzer ça…

ROMAIN

lI va vous falloir du repos surtout. Et éviter les contacts avec les autres candidats pour ne pas les contaminer…

Genre pas de bisou ?

Oui, pas de bisou. De manière générale, évitez de toucher les autres. Et lavez-vous fréquemment les mains…

Mais la grippe, c’est un coup de froid, nan ? C’est pas contagieux les coups de froid…

Tout le personnel présent dans la cuisine de l’entreprise DécaConstruct éclata de rire, Romain le premier. Normalement, ils ne mettaient pas la télé le midi, mais quelques collègues s’étaient cotisés pour financer un des gages proposés aux candidats, et personne ne voulait pas manquer ça – il était trop compliqué pour beaucoup d’attraper la quotidienne de 19h, on avait décidé de regarder la rediffusion de 12h15 jusqu’à ce que la « surprise » promise par Catherine, Anthony et Fabrice arrive à l’écran. Le service s’esclaffait donc ce midi dans une ambiance bon enfant devant Carla à qui l’on expliquait comment se transmettait un virus.

Bon, vous me promettez de vous reposer, hein ? dit le médecin dans la télé.

— Vous croyez qu’elle est vraiment idiote à ce point, Carla ? demanda Nathalie, incrédule.

— Non, mais elle doit le faire exprès… Pour le buzz… En vrai, elle doit jouer un rôle, renchérit Paulo, la bouche encore pleine de son sandwich.

— Euh… Pardon ? Excusez-moi ? Je viens récupérer un chèque…

Tout le service se retourna vers la tête d’un ouvrier glissée dans l’entrebâillement de la porte.

— Rom, c’est pour toi, rigola Paulo.

— Ouais, c’est bon, c’est bon…

Romain décolla de sa chaise. Pourquoi fallait-il toujours que les intérimaires viennent demander leur paie pendant ses pauses ? Est-ce qu’il allait les empêcher de manger leur sandwich pour leur demander de faire du ciment lui ?

Il jaugea l’homme qui l’attendait dans le couloir. Un visage jeune et émacié, basané, aux cheveux noirs et tondus surplombait l’habituelle tenue de construction sale. L’archétype des gars qu’ils recrutaient en CDD sur les chantiers. Bon, hein, d’un autre côté, il n’y avait pas trop le choix, c’était pas comme si les gens se bousculaient au portillon pour bosser dans le bâtiment… 6 millions de chômeurs mes fesses, oui, 6 millions d’assistés.

— Suis-moi, soupira Romain.

Il traversa le couloir pour retourner dans le service compta, le jeune homme sur ses talons. Il navigua parmi les bureaux encombrés de dossiers, de presse-papiers fantaisie et de photos de famille aux cadres colorés pour arriver devant une grosse armoire grise.

— Ton nom?

— Euh… Karim, répondit l’ouvrier. Ellahamy. E, deux L, A, H, A, M, Y.

Romain prit la caisse marquée d’un « E ». Il farfouilla un instant entre les Elkader et les Elsherif, jusqu’à sortir une pochette bleue où était noté « Ellahamy, Karim » sur la tranche, de l’écriture ronde de Nathalie. Il l’ouvrit. C’était ça. CDD d’un mois cette fois-ci, tiens. Le septième contrat en deux ans. Romain regarda à nouveau le type qui le contemplait en silence. Il avait déjà dû venir des dizaines de fois chercher sa paie en personne, comme tous ceux que la boîte embauchait pour des missions courtes, pourtant sa tête ne lui disait pas grand-chose. Bah, de toute façon, ça défilait tellement ici… Il feuilleta le dossier jusqu’à trouver le chèque qu’il y avait rangé. 900 euros 70. Le jeune homme prit le bout de papier avec mille précautions, le plia bien symétriquement et le mit à l’abri à l’intérieur de sa combinaison.

— Merci…

Romain marmonna une réponse, mais quand il se releva, Karim avait déjà filé hors du bureau. C’était trop fort, ça, le mec aurait au moins pu dire « au revoir » ! Bon sang, le gars lui interrompait sa pause, il pouvait être un minimum poli !

Des rires étouffés lui parvinrent de la cuisine. Qu’est-ce qu’il avait encore loupé ?

Il se hâta de rejoindre ses collègues qui s’esclaffaient devant la stupidité du bodybuilder qui venait d’embrasser Carla, « pour attraper sa grippe par solidarité », pour 5 000 euros.

*

CAMILLE

Comme tous les soirs, Camille était allongée dans son lit, les yeux grands ouverts. Dormir était la dernière épreuve de sa journée. Même épuisée par près de dix-huit heures de travail, elle n’arrivait jamais à sombrer en douceur dans les bras de Morphée. Impossible. Arnaud, lui, tombait toujours dans un sommeil profond en quelques secondes. Ça la rendait dingue. Après avoir lu un classique ou admiré un de ses livres d’art favori, il l’embrassait et s’endormait. Aussi simple que ça.

Pour elle, c’était une lutte que de débrancher son cerveau. Est-ce qu’elle avait bien mis son patron en copie du dernier email qu’elle avait envoyé ? Elle était sûre que oui en partant du bureau mais maintenant… Et quelle serait la réaction de l’empaffée-en-chef, demain, quand elle lirait la quinzième version corrigée des « dix propositions-chocs » ? Sa poitrine se comprima douloureusement, comme si toutes les alvéoles de ses poumons s’étaient flétries d’un coup. Allez, souffle, Camille. Respire. Elle essaya une nouvelle fois de faire le vide dans son esprit. Ne penser à rien. Ne penser à rien. Son mollet se mit à la démanger. Elle se le gratta. Ne penser à rien. Ne penser à rien. Qu’est-ce que les Chinois faisaient à cette heure-ci ? Ils se réveillaient ? Ils allaient travailler ? Camille imagina une armée d’Asiatiques en train de petit-déjeuner d’un bol de riz. Peut-être que certains rentraient de soirée, encore saoul… Qu’est-ce qu’ils buvaient là-bas d’ailleurs ? Du saké ? Non ça, c’était au Japon, non ? Tiens, quelle heure était-il au Japon ? Et au Brésil ? Peut-être qu’à cet instant, quelque part dans le monde, des gens vivaient le meilleur moment de leur vie… Une naissance, une demande en mariage. Peut-être même que quelqu’un gagnait au loto après avoir souffert de la pauvreté. Cette pensée la rassura. Puis la glaça. Et si, à ce même instant, quelqu’un vivait justement la pire expérience de toute son existence ? Une multitude d’images violentes s’imposa à elle. À New York, une femme se faisait violer. Deux enfants étaient assassinés à Cape Town. Un homme perdait sa famille à Marseille. Une jeune fille se faisait amputer à Rio. L’angoisse sautait désormais à pieds joints sur la poitrine de Camille. Les différents scénarios des malheurs étaient tellement nombreux…

Elle se sentit soudain noyée dans ces expériences humaines qui devaient toutes avoir lieu en même temps, à ce moment précis, sur la même planète qu’elle. Est-ce que tous ces gens s’étaient réveillés ce matin sans se douter de ce qui les attendait ? Avait-il envisagé que cette journée serait la dernière ? Un instant, elle regarda la silhouette d’Arnaud qui dormait à côté d’elle. À ses pieds, les légers ronronnements du chat. Et si demain, c’était à son tour de tout perdre ? Si Minouche tombait du balcon ? Si Arnaud se faisait renverser par un chauffard sur la route du bureau ? Ou si elle-même glissait dans les escaliers et devenait paraplégique ? Ou pire, tétraplégique… Est-ce qu’il resterait avec elle ? Est-ce qu’il ferait tous ces trucs dégueulasses que devait faire Omar Sy dans Intouchables ? Ou alors embaucheraient-ils une aide-soignante ? Mais ils la paieraient comment ? Est-ce qu’elle était assurée pour ça ? S’ils n’étaient pas assurés, le salaire d’Arnaud ne suffirait pas ou tout juste… Il faudrait peut-être demander de l’aide à ses parents… Ou pire, à ses beaux-parents ! Camille imagina la tête de sa belle-mère, qui ne l’aimait déjà pas beaucoup, si elle devait payer quoi que ce soit pour que son précieux fils unique gâche sa vie à côté d’un légume… Non, pas moyen. Il fallait qu’elle soit assurée… Elle vérifierait demain. Mais si demain elle se brisait une vertèbre avant même d’avoir pu jeter un œil à son contrat ?

En proie à un doute affreux, Camille se releva. Sur la pointe des pieds, elle se dirigea vers son pc, abandonné sur le bureau. Elle l’ouvrit. L’écran l’aveugla un court instant. Elle baissa la luminosité. Rentra son mot de passe. Ouvrit Gmail. Il était quelque part là-dedans, son contrat d’assurance… Dans la barre de recherche, elle tapa « Axmut ». Une centaine d’emails promotionnels non lus, au titre tapageur (« Découvrez nos nouvelles offres sur les mutuelles !!! »), apparurent. Elle descendit en bas de l’écran. Là, les messages de pub avaient moins d’un mois. Mais ils lui en envoyaient tous les jours ou quoi ? Combien d’offres une assurance pouvait inventer pour spammer ceux qui étaient déjà chez eux ? Elle les maudit en silence. Elle avait souscrit son contrat il y a trois ans. Il faudrait parcourir combien de pages pour tomber dessus ? Elle effaça sa recherche. Elle devait s’y prendre autrement… C’était quoi le nom du conseiller déjà ? Mac, Macri… Macrinel ? Ou Lacrinel ? Elle essaya la première orthographe. Rien. La deuxième. Une dizaine de mails déjà ouverts sortirent. On progressait. Elle cliqua sur celui avec l’icône pièce jointe, intitulé « Votre contrat ». Ah, voilà…

Elle parcourut le document PDF en diagonale. Soins dentaires… Optique… Non, rien. Elle retourna au début. Il devait bien y avoir un sommaire quelque part… Ah, page 5. Quatre pages de blabla pour présenter leur assurance ? Mais c’est des malades, pensa-t-elle en scannant les rubriques qu’une personne avait eu la bonne idée de mettre dans des couleurs flashys différentes pour rendre la compréhension plus difficile qu’elle ne l’était déjà. Invalidité. Page 60. Elle descendit. Voilà. En cas d’accident blablabla… Frais d’hospitalisations blablabla… Ah, aide-soignante. « En cas d’invalidité partielle ou totale… une aide-soignante pourra être embauchée… remboursement à valider par nos médecins-conseils ». Elle poussa un grand soupir. C’est bon, elle était couverte. Et Arnaud avait la même assurance, donc lui aussi… Elle ferma le pc et se glissa avec précaution dans les draps. Elle se blottit contre son copain qui dormait profondément, rassurée à l’idée de ne pas avoir à lui faire jouer un jour la scène d’Intouchables avec les gants en latex. La tête horrifiée de sa belle-mère disparut. Oui, on avait évité le drame…

Le téléphone vibra sur sa table de nuit, tirant Camille de la somnolence qui venait tout juste de s’installer… Mais qui… Merde. Il n’y avait qu’un seul numéro que le mode « Ne pas déranger » laissait passer la nuit. Le bureau.

D’une main tremblante, elle saisit le téléphone.

— Bonsoir, Maffatte…

AHMED

Dès qu’il avait reçu l’appel, il avait eu un mauvais pressentiment. L’intuition étrange que quelque chose de très très très mauvais était en train de se produire. Il ne se l’expliquait pas. Depuis qu’il état médecin-urgentiste, des interventions comme celle-ci, il en avait pourtant fait des centaines. Des patients qui convulsaient, il en avait vu plus qu’il ne pouvait les compter. Des plateaux de tournage, des châteaux remplis de célébrités, des hôtels de luxe, ça aussi il avait fait. Mais, ce soir, quand on lui avait dit qu’ils étaient appelés pour « Carla du Loft » en proie à ce qui ressemblait à des convulsions, il avait senti ses tripes se glacer.

— À ton avis, on va passer dans la quotidienne ? demanda son collègue à l’avant.

— J’espère pas… bougonna Philippe, l’ambulancier. Déjà que je supporte pas quand c’est ma femme qui me filme, alors là…

Philippe déclencha la sirène. L’accélération du camion poussa un peu Ahmed sur le côté. Il se tordait maintenant les doigts. Il ne se rappelait pas avoir un jour été aussi anxieux pour une intervention de routine, pour un incident a priori sans gravité. Ça devait être à cause de toutes ces caméras… Ou alors…

— On y est, annonça Philippe dans la cabine.

Le camion s’arrêta. Dans une mécanique bien rodée, chacun se saisit de son matériel. En quelques secondes, Ahmed et toute l’équipe étaient dehors, dans cette rue sombre de banlieue bordée d’immenses blocs noirs où se fabriquaient la plupart des émissions de télé françaises.

Une jeune femme brune et un homme au crâne rasé à la carrure impressionnante les attendaient sur le trottoir avec cet air de profonde angoisse qu’Ahmed avait si souvent vu dans sa carrière.

— C’est moi qui vous ai appelé, les interpella la femme en accourant vers eux. Venez vite, c’est par ici…

L’homme qui l’accompagnait, a priori un agent de sécurité, les conduisit vers une porte métallique.

— Par ici, pressa la jeune femme.

La panique faisait trembler sa voix. Ahmed et le reste de l’équipe la suivirent en courant dans un dédale de couloirs éclairés au néon et au plafond parcouru de câbles.

— C’est là.

Elle poussa une porte. Ahmed pénétra dans le jardin du Loft. Il l’avait vu une fois en zappant, un des rares soirs où il n’était pas de garde et où sa mère était sortie, et l’espace lui parût plus petit en vrai que sur son écran. Des projecteurs illuminaient un univers de mobilier fluo, de plantes et d’herbe en plastique, le tout aussi artificiel que l’émission.

Devant eux, la baie vitrée était grande ouverte sur le salon de la maison. Quelqu’un était allongé au sol, en partie caché derrière un homme qui prodiguait des soins. Autour, les candidats observaient la scène, certains choqués, d’autres curieux. Ahmed n’y prêta pas attention. Il se précipita à l’intérieur et posa son énorme trousse à côté de la jeune femme dont le corps était agité de spasmes.

— Je suis le médecin de l’émission, dit l’homme qui était à côté d’elle, d’un ton calme où perçait néanmoins la peur. C’est moi qui vous ai fait appeler. Convulsions depuis quinze bonnes minutes et…

La candidate émit un râle. Son corps s’arqua sur le sol et ses bras se tendirent comme pour essayer de saisir quelque chose ou quelqu’un. Des cris retentirent autour d’eux. Ahmed se jeta sur la jeune fille pour tenter de la maintenir en position latérale de sécurité, mais sans y parvenir. Un filet de sang s’écoulait maintenant de son nez, de ses oreilles. Ses yeux grands ouverts tremblotaient de gauche à droite et leurs larmes se colorèrent de rouge. Ahmed crut y déceler un instant l’étincelle d’une conscience. Puis la mort les éteignit.

*

GEOFFROY

Geoffroy regarda les joues légèrement rougies par le vin de la jeune femme en face de lui.

— Je te ressers ? demanda-t-il.

— Ouais, merci.

Gigi lui adressa un sourire et ses deux grands yeux maquillés à outrance suivirent la bouteille d’un regard flou. Encore un demi-verre et il pourrait lui proposer de participer à sa nouvelle émission l’année prochaine. Avec les anciens candidats de télé-réalité, il préférait toujours procéder ainsi. Les inviter au restaurant sous prétexte de prendre de leurs nouvelles, commander un bon vin et discuter de tout et de rien. « Et comment ça va toi ? », « Tu fais quoi en ce moment ? » « Tu es toujours avec untel ? », le tout sur le ton à prendre quand on s’adressait à un mourant. Il fallait leur donner l’impression que ça y était. Ils étaient « out ». Oubliés. Le train de la célébrité et de la gloire était passé. Au bout d’une ou deux bonnes heures de discussion sans intérêt, ils perdaient l’espoir de se voir proposer quoi que ce soit. Ils comprenaient que le producteur n’était là que par politesse, une dernière visite de courtoisie, peut-être pour se faire pardonner de les avoir exhibés à la France entière avant de devoir les rendre à l’anonymat. Quand l’enthousiasme mourait dans leurs yeux, et seulement à ce moment-là, « Geof » mentionnait, en passant, qu’il cherchait quelqu’un pour animer son émission ou participer à un nouveau jeu. L’ancien candidat lui mangeait alors dans la main et se jetait sur son offre sans penser à négocier sa rémunération, tout angoissé qu’il était de disparaître à tout jamais dans les foires au saucisson et animations de supermarchés. Avec un repas à cent cinquante euros, il réussissait à en économiser des dizaines de milliers.

Gigi porta son verre à ses lèvres.

— Mais oui, reprit-elle, le shooting était top. Les gens ont trop kiffé les photos backstage sur Instagram.

— Oui, j’ai vu ça…

— Je viens de passer les 100 000 followers.

Geoffroy lui offrit un sourire encourageant alors qu’elle lui énumérait ses modestes succès sur les réseaux sociaux. Il n’était pas dupe. Elle essayait de lui prouver qu’elle existait encore, 6 mois après son passage télé. Quelques minutes de plus et ce serait du tout cuit…

À côté de son assiette, son smartphone vibra. C’était Christine. Il jeta un coup d’œil à Gigi.

— Attends, je suis désolé, l’interrompit-il. C’est le bureau, je dois répondre.

En fait, il aurait pu rejeter l’appel, mais ça l’arrangeait. Comme ça la jeune femme aurait tout le temps de réaliser qu’elle n’était pas aussi importante qu’elle espérait…

Il se leva et s’éloigna un peu de la table avant de décrocher.

— Allô, Christine ?

— Geoffroy, viens vite au studio, répondit une Christine chevrotante. Carla est morte.

Il avait plus ou moins repris ses esprits dans le taxi, vers Porte de Clignancourt. En état de choc, il ne se souvenait pas de comment il avait quitté le restaurant. Est-ce qu’il avait dit au revoir à Gigi ? Est-ce qu’il lui avait expliqué quoi que ce soit ? Son premier réflexe fut de vérifier qu’il avait bien son portefeuille, son téléphone, son manteau. Oui, c’est bon, tout était là, même s’il ne se rappelait pas être retourné à la table pour les prendre. Ni avoir commandé un taxi.

Dehors une pluie fine s’abattait sur le pare-brise du véhicule. Le trafic était fluide. Les phares des voitures qui arrivaient en sens inverse éclairaient par intermittence l’habitacle sombre de la Renault. Geoffroy se surprit un instant à envier ces banlieusards qui montaient certainement faire la fête à Paris malgré ce temps de chien. Il regarda son téléphone. Vingt appels en absence. Trente messages WhatsApp. Il y avait Christine, et quelques numéros qu’il ne connaissait pas. L’appareil vibra alors entre ses doigts. Christine encore. Il lança un coup d’œil au chauffeur et rejeta l’appel.

— Vous êtes populaire, vous dis donc ! dit celui-ci d’un ton jovial.

Geoffroy ne répondit pas. Il envoya un simple texto à son assistante : « Peux pas parler, j’arrive dans quelques minutes ». Il n’y avait rien de plus dangereux que de discuter de ce genre de situation devant un inconnu, qui plus est un taxi. S’il était bavard, l’information ferait le tour de la capitale avant l’aube et lui, Geoffroy, serait cuit. Et puis il préférait s’éclaircir un peu les idées avant de les exposer à son bras droit… Réfléchir à qu’il convenait de faire. De la poche intérieure de son manteau, il sortit un minuscule calepin et un stylo qui ne le quittaient jamais. Interrompre l’émission. Informer la presse… se mit-il à écrire avec fièvre. Contacter la famille, si ça n’avait pas déjà été fait ? Est-ce qu’il devait faire un dernier prime en hommage à la disparue ? se demanda-t-il. Il inscrit un point d’interrogation à côté de l’idée. Surtout, il devait contacter ses avocats… Cette note-là, il l’entoura d’un gros cercle. Fournir tous les rushs pour montrer que Carla avait bien été prise en charge par un médecin, dès les premiers signes de sa grippe, et qu’il l’avait examinée plusieurs fois. Bon sang, mais qui mourrait de maladie au XXIème siècle ? Qu’est-ce qu’il lui avait pris à cette conne ? Il pensait avoir tout vu avec les cas sociaux depuis que deux de ses candidats s’étaient mis sur la gueule l’année dernière dans « L’île de la Dépravation », mais apparemment les demeurés étaient sans limites…

— Monsieur ? Monsieur ? l’interpella le moustachu à l’avant. Je peux pas aller où vous m’avez dit, c’est bloqué là…

Geoffroy jeta un œil à travers le pare-brise. Une voiture de police, en travers de la route, en coupait l’accès. La nuit vibrait du scintillement bleu et rouge des gyrophares qui allumaient des milliers de gouttelettes sur la vitre du taxi. Mais qu’est-ce…

— Laissez-moi ici… dit-il d’une voix blanche.

Il rangea son calepin et sortit un billet de cent qu’il fourra dans la grosse main de l’homme.

— Attendez, et votre monn…

Le claquement de la portière interrompit les honnêtes protestations du chauffeur.

Geoffroy eut tout d’un coup l’impression d’avoir été catapulté dans un univers parallèle.

Derrière la caisse des flics, des dizaines de camions sanitaires étaient alignés devant le Loft. Des hommes habillés en cosmonautes s’en déversaient pour rentrer dans le bâtiment. La rue mouillée de pluie luisait sous la lueur des gyrophares qui tournaient en silence.

Les yeux hallucinés, il s’approcha.

— Veuillez reculer, Monsieur, dit un policier qu’il n’avait pas remarqué, debout derrière son véhicule.

Geoffroy le regarda avec incrédulité.

— Veuillez reculer, Monsieur, répéta l’homme, cette zone est fermée.

— Je… Je suis Geoffroy Dumont… balbutia-t-il devant l’agent à l’air menaçant. Je suis le producteur. Je… Que se passe-t-il ?

Il désigna du doigt l’énorme bâtiment cerné par les ambulances.

— Attendez, ordonna le flic.

Il se saisit de sa radio.

« J’ai un Geoffroy Dumont, ici. »

Le producteur n’entendit pas la suite de la conversation. Ses yeux étaient trop attirés par les lumières qui dansaient sur les dizaines de camions, ses oreilles trop occupées à capter les bribes d’exclamation qui lui parvenaient des hommes qui gravitaient autour.

— Monsieur ? Monsieur ?

Geoffroy remarqua à nouveau le policier.

— Quelqu’un va venir vous chercher, restez-là.

Un instant plus tard, une silhouette se détacha des autres et un cosmonaute vint vers lui. A travers la grande visière protectrice où se reflétaient les gyrophares, Geoffroy ne pouvait que deviner les contours d’un visage mûr.

— Monsieur Dumont ? demanda froidement l’homme.

— C’est moi…

— Je suis le docteur Cahors, de l’Institut de veille sanitaire. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Geoffroy obéit, docile. Ils passèrent entre les véhicules et le personnel médical habillé de combinaisons jaunes et bleues.

L’homme désigna une ambulance dont les portes étaient grandes ouvertes. À l’intérieur, recroquevillée sur un siège, Christine était là, son visage pâle sous la lueur blafarde des néons, les joues striées de grandes traces de mascara.

— Oh, Geoffroy !

Elle se jeta dans ses bras dès qu’il mit un pied à bord du véhicule. Et plus que le nombre de camions sanitaires ou de voitures de flic, ce furent ces larmes qui firent comprendre à Geoffroy que la situation devait être vraiment grave. Christine ne pleurait jamais. Christine ne se plaignait jamais. D’une efficacité redoutable, Christine était son meilleur soldat et son fidèle numéro 2 depuis plus de cinq ans. Et si Christine s’effondrait ainsi, ça ne présageait rien de bon…

L’homme cosmonaute claqua la porte du camion derrière lui et s’assit sur le strapontin en face d’eux. Geoffroy pût enfin distinguer un quinquagénaire aux tempes grisonnantes derrière la protection transparente.

— Monsieur Dumont, Madame Foural, commença celui-ci, je vais aller droit au but. Nous allons devoir agir vite. Vu les circonstances de la mort de Carla, nous suspectons une forme de méningite…

— Oh mon Dieu ! s’exclama Christine, la main devant la bouche.

— Nous évacuons tous les candidats vers les hôpitaux Necker et Bichat, reprit le médecin. La plupart présentent déjà des symptômes. Maux de tête et même fièvre pour un ou deux…

— Mais, mais… Yves… balbutia Geoffroy, abasourdi. Enfin notre médecin avait dit que c’était une grippe… Et il l’a revue encore une fois ce matin…

— Je sais, nous avons eu une discussion avec lui, dit le médecin d’une voix grave. Il nous a assuré que lors de ses examens, elle ne présentait aucun symptôme qui puisse laisser penser à autre chose…

— Qu’est-ce qui vous dit que c’est une méningite alors ? s’emporta Geoffroy. Qu’est-ce qui vous dit qu’elle n’est pas morte de la grippe…

— Monsieur Dumont, je suis tout à fait disposé à croire votre médecin, il se trouve que je regardais moi-même l’émission au moment où il l’examinait…

Derrière sa visière, il eut soudain l’air un peu gêné, honteux, de confesser que lui, le Bac + 15, regardait le Loft.

— Enfin, certains patients laissent la télé allumée en permanence dans leur chambre, marmonna-t-il. Bref, d’après votre médecin, il semblerait qu’elle ait présenté des symptômes anormaux, mais seulement dans le moment qui a précédé sa mort… Convulsions, raideur de la nuque. Et d’autres que nous n’expliquons pas à l’heure actuelle, comme un saignement du nez, des yeux et des oreilles…

— Des yeux ? répéta Geoffroy.

À côté de lui, Christine laissa échapper un autre « Mon Dieu ! ».

— Oui, Monsieur Dumont, des yeux, dit-il d’un ton sans appel.

Le médecin prit alors un air plus grave et posa ses deux avant bras sur ses genoux.

— Monsieur Dumont, je ne vais pas y aller par quatre chemins. La forme de méningite contractée par votre candidate est apparemment très contagieuse et comme vous l’avez vue, dangereuse. Nous avons donc lancé le plan méningite. La famille de la victime a été jointe et transportée à l’hôpital de Marseille pour examen. Nous devons faire de même avec toutes les personnes susceptibles d’avoir été en contact avec elles ces derniers jours, avant et pendant le jeu. Vous serez certainement placé vous aussi en observation, mais avant ça nous devons d’abord obtenir les noms, les adresses et les numéros de téléphone de tout votre personnel. Ils ont pu contracter la maladie.

— Je… Oui, ce sera fait… murmura Geoffroy.

Il se tourna vers Christine qui séchait encore ses larmes, laissant de grosses traces de mascara noir sur le dos de ses mains diaphanes. Elle hocha la tête.

— Nous en aurons besoin cette nuit. Nous ne pouvons laisser aucun de ces gens prendre le métro demain matin…

Geoffroy hocha à nouveau la tête.

— Bon, ce n’est que le premier de nos problèmes, dit le médecin d’une voix lasse. Le ministère de la Santé a été informé. À partir de maintenant, dixit la ministre Couflot, c’est une affaire d’État. Votre émission est suivie par plus de 14 millions de téléspectateurs. La dernière chose que nous voulons, c’est que la mort de Carla crée un mouvement de panique et que nos hôpitaux se retrouvent engorgés par le pékin de base qui aura confondu sa gueule de bois avec une méningite… J’imagine que vous ferez un communiqué de presse et tout le toutim, mais il devra être revu par le cabinet du ministre…

« Oops ! I did it again, I played with your heart, but got lost in the game. Oh baby, baby… » La musique de Britney Spears retentit dans l’ambulance. Le médecin sortit son smartphone de la poche de sa blouse.

— Quand on parle du loup… dit le médecin. Je vous les passe.

Il tendit son Samsung qui continuait de brailler « Oops, you think I’m in loooove » à un Geoffroy un peu interdit.

— Allô, Geoffroy Dumont à l’appareil, répondit-il.

— Bonjour, Camille Maffate, du cabinet de la ministre Couflot. J’ai cherché à vous joindre plusieurs fois tout à l’heure…

Jour 5

GEORGES

Debout dans la bibliothèque, Georges reprit une gorgée de café. Infect. Absolument infect. Normalement, c’était Adélaïde qui le faisait, depuis des années qu’il essayait, il ne savait toujours pas mettre le bon dosage dans la machine, et il finissait systématiquement par le faire trop fort ou pas assez. Ce soir, c’était un vrai jus de chaussette. Tellement faiblard qu’il n’osa même pas rajouter un doigt de cognac pour lui donner un peu de goût.

Georges poussa un profond soupir et alla vider sa tasse dans l’évier de la cuisine. Au-dessus de la porte, la grosse horloge blanche lui indiqua qu’il était trois heures du matin. Sa main alla par réflexe saisir son téléphone dans sa poche. Aucun appel. Aucune réponse à ses dix textos angoissés. Ça ne ressemblait pas à Adélaïde. Elle était partie vers vingt-deux heures, rappelée en urgence par son service comme cela était déjà arrivé quelques très rares fois, et depuis, elle n’avait donné aucune nouvelle. Il essaya encore de joindre son portable. Directement sur messagerie. Il se mit à craindre qu’Adélaïde n’ait jamais atteint son lieu de travail, que son taxi se soit fait emboutir par un chauffard. Il eut la vision fugitive de l’iPhone éteint dans un Ziplock à la morgue, à côté des clés, du sac et du chemisier bleu qu’elle avait renfilé à la hâte avant de sortir, le tout attendant patiemment que Georges vienne les chercher après avoir reconnu le corps de leur propriétaire. Il se passait quelque chose de très grave, c’était certain.

Il regagna la bibliothèque à pas lents et promena ses doigts sur la surface du bureau en merisier. Il n’avait pas le cœur à mettre de la musique, pas le cœur à reprendre le travail. Il était trop inquiet pour dormir. Il avait déjà lu son journal de bout en bout. Et le sien aussi. Georges marcha un long moment d’un mur de livres à l’autre. C’était dans un cas pareil qu’il aurait bien aimé avoir la télé. Pour brancher sa tête sur les vomissures exfoliantes de TF1 et s’offrir du temps de cerveau indisponible.

Bzzz. Sa poche vibra. C’était elle ! Il décrocha aussitôt.

— Adé, je me suis fait un sang d’encre !

— Je suis désolée, mon chéri, on me laisse juste quelques secondes pour te prévenir et je dois y retourner. Je vais passer la nuit au labo. Tu n’oublies pas de sortir le chien, hein ?

Georges se figea près du secrétaire en chêne.

— Non, souffla-t-il. Non, je n’oublierai pas.

Mais elle avait déjà raccroché. Georges resta un moment abasourdi, tremblant dans le salon. Ils n’avaient pas de chien. Ils n’en avaient jamais eu. Mais au cours de l’été 1985, sur une plage en Thaïlande, pendant leurs premières vacances après qu’Adélaïde ait commencé à travailler dans son service d’épidémiologie, ils avaient eu une longue discussion sur la probabilité qu’un agent pathogène ravage un jour le monde. Adélaïde lui avait dit qu’elle ferait partie des premiers à être informés si un cas suspect se déclarait dans la capitale, et qu’à ce moment-là, on ne la laisserait probablement pas prévenir sa famille pour les mettre à l’abri, afin d’éviter que le bruit ne se répande et crée un mouvement de panique. A cette époque-là, ils essayaient encore d’avoir un enfant. Ils imaginaient l’avenir avec un garçon et une fille, et peut-être même un chat. Alors ils avaient longuement discuté de la phrase anodine qui pourrait être prononcée devant des officiels sans éveiller les soupçons et qui indiquerait à Georges qu’il y avait danger. Ils étaient tombés d’accord : rappeler à quelqu’un de ne pas oublier de sortir le chien était normal quand on est retenu quelque part et qu’on est celui qui a l’habitude de s’en occuper. C’était une phrase simple, banale, qu’on pouvait prononcer en moins de deux secondes. Personne ne se poserait la question de savoir si le chien existait ou pas, mais Georges comprendrait tout de suite.

Il abandonna le téléphone sur le secrétaire et courut vers les rayons de la bibliothèque. Il passa un doigt tremblant sur la tranche des livres. La dernière fois, il l’avait vu là. Voilà. Critique de la raison pure. Il l’attrapa de l’index et l’ouvrit à la première page. Un peu de sable blanc thaïlandais traînait encore dans la pliure, vestige de cette après-midi passée à parler des mesures à prendre pour préserver la future famille qu’ils avaient tant désirée tous les deux. Sur les pages blanches, autour du faux titre et de la phrase « Achevé d’imprimer en 1978 », l’écriture fine et penchée d’une belle Adélaïde de trente ans avait fixé sur le papier tout ce que devrait faire Georges s’il entendait « N’oublie pas de sortir le chien ». Georges parcourut les instructions, histoire de se les remettre en tête. Deux étagères plus haut, il attrapa ensuite la bible de Job. A l’intérieur, dans les pages collées entre elles et creusées, deux mille euros en liquide avaient été confiés aux saintes écritures « au cas où ». Il les fourra dans sa poche, saisit son manteau sur la paterne et sortit dans les rues humides et froides de la capitale.

*

ROMAIN

« Oops ! I did it again, I played with your heart, but got lost in the game. Oh baby… ». Romain ouvrit des yeux fatigués. Le radio-réveil indiquait cinq heures et cinquante-cinq minutes d’une lueur rouge et maléfique. Comme à son habitude, il lâcha un long bâillement avant de taper l’épaule de Marine avec douceur. Un grognement s’éleva de l’oreiller. C’était toujours elle qui avait le plus de mal à se lever le matin, alors c’était Romain qui s’occupait d’aller réveiller les petits, le temps qu’elle émerge.

Il sauta hors du lit, chercha un instant ses chaussons du pied, puis sortit dans le couloir en laissant à la voix de Britney le soin de secouer sa compagne. Il ouvrit la chambre de Lucas. Éclairé de la douce lumière de sa veilleuse Bisounours, il dormait paisiblement. Tous les matins, Romain avait une hésitation avant de le réveiller. Emmitouflé dans sa grosse couverture, son doudou Paw Patrol fermement calé sous son bras, un pouce dans la bouche, il était l’image même du petit ange endormi. Huit heures du matin, c’était vraiment trop tôt pour aller en classe. Les gamins étaient crevés. Les petites vacances suffisaient à peine à les faire se reposer, et on les récupérait à la petite cuillère à la fin de l’année… Il soupira et passa une main sur le crâne chaud du garçon.

— Lucas ? Tu te réveilles mon bonhomme ? On va à l’école…

— NON !

Le cri de Marine lui parvint du couloir. Il leva la tête. Lucas s’agita dans son sommeil.

— Non, c’est pas vrai ! s’exclama sa compagne.

Intrigué, il courut vers leur chambre. Marine était penchée sur le radio-réveil d’où la voix de Momo s’élevait.

« Oui, Fred, nous n’avons pas plus de nouvelles à l’heure actuelle concernant l’état de santé des autres candidats et du personnel de l’émission. Tout ce que nous savons, c’est qu’une cinquantaine de personnes est en observation à l’hôpital Bichât ainsi que dans deux autres établissements parisiens… » hurlait la radio.

— Quoi, qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Romain.

— Carla du Loft est morte… lui répondit une Marine abasourdie.

— Non ?!

« En tout cas les loulous, on vous tient au courant dès qu’on a du nouveau… »

« Oui, parce que c’est pas le seul drame de la soirée d’hier, le PSG s’est encore fait humilier à domicile… »

— Mais elle est morte de quoi ? demanda Romain alors que Momo se plaignait de la partialité de l’arbitre.

— J’en sais rien, je dormais à moitié, j’ai pas tout entendu…

Romain en oublia l’école qui commençait dans moins de deux heures et se précipita dans le salon pour saisir la télécommande qui gisait sur le canapé. Dans de tels cas – attentats, meurtres, drames nationaux -, la seule chose à faire, c’était d’allumer BFMTV.

Jean-François, vous êtes devant l’hôpital Bichat, quelle est la situation à l’heure actuelle ? demanda le présentateur à un homme transi de froid sous un parapluie.

Eh bien comme je vous le disais tout à l’heure, Fabrice, très peu d’informations nous sont parvenues pour le moment. Nous savons que tous les autres candidats ont été pris en charge dans le courant de la nuit par les équipes médicales de l’hôpital et qu’ils sont à l’heure actuelle au service d’infectiologie… Vous voyez ce sont les fenêtres juste derrière moi au deuxième étage.

Le reporter désigna une rangée de vitres ternes.

Pour l’instant rien n’a filtré sur leur état de santé, nous ne savons pas s’ils ont été contaminés ou non par la méningite qui a foudroyé Carla Lopez, et si oui, si leurs jours sont en danger. Vous savez, depuis une heure, nous avons vu plusieurs ambulances franchir ce portail, nous avons aussi vu beaucoup de médecins entrer dans cet hôpital, mais il est très difficile sinon impossible d’obtenir des informations. Une infirmière à qui nous avons pu parler nous a confié que tout le service était sur le pied de guerre et que du personnel avait dû être rappelé… Ils attendraient des patients supplémentaires, des employés de la chaîne Molendé, des techniciens et des maquilleurs qui auraient été en contact avec les candidats pour la préparation du prime, il y a maintenant cinq jours.

Jean-François, merci pour ces précisions…

Les yeux toujours rivés sur l’écran, Romain mit en route la cafetière. Il n’en croyait pas ses oreilles… L’instant d’après Marine était à ses côtés.

Pour ceux qui nous rejoignent, je vous rappelle la principale information de cette matinée, la candidate de la nouvelle saison de Loft Story, Carla Lopez, est morte dans la nuit des suites d’une méningite. L’émission a été arrêtée, et les autres participants, ainsi que plusieurs personnes présentant des symptômes ont été évacués vers l’hôpital Bichat. Le plan Méningite est lancé dans le nord de la capitale et dans la région de Marseille d’où était originaire la candidate, et ce afin d’empêcher la propagation de cette maladie aux conséquences parfois très graves. Tout de suite, un reportage d’Edmée Carigny sur les moyens entrepris pour lutter contre la méningite à méningocoques…

Le couple regarda en silence l’interview de docteurs en blouse blanche qui expliquaient d’une voix savante les protocoles destinés à prévenir la transmission du germe. Puis le deuxième duplex depuis l’hôpital. Puis des images de Carla encore vivante dans le Loft, en train d’être examinée. Puis le reportage sur la dernière épidémie de méningite en France. Puis l’extrait de l’interview de Geoffroy Dumont, producteur de l’émission, joint par téléphone.

Mes pensées vont d’abord à la famille de Carla. Nous avons été extrêmement choqués par la nouvelle. C’était une jeune fille adorable, pleine de vie… Nous sommes tous effondrés…

Monsieur Dumont, Carla Lopez avait pourtant été examinée à plusieurs reprises par le médecin de la production, s’agit-il d’une erreur médicale de sa part ? demanda la présentatrice.

Je ne suis pas un spécialiste donc je ne peux malheureusement pas répondre à cette question, ce sera aux enquêteurs de déterminer s’il y a eu des manquements… Je peux seulement vous assurer qu’au niveau de la production de cette émission, nous avons tout mis en œuvre pour nous assurer de la bonne santé et du bien-être des candidats, répondit la voix fatiguée et grésillante du producteur.

M. Dumont, est-ce que vous avez eu des nouvelles des autres candidats ?

Non, je suis comme vous, je n’ai pas pu leur parler ou les joindre depuis qu’ils ont été pris en charge par les équipes médicales. Notre priorité cette nuit jusqu’à tôt ce matin a été de fournir au personnel soignant la liste des personnes qui ont pu être en contact avec Carla…

Merci beaucoup pour votre témoignage, M. Dumont, dit le présentateur. Et juste à l’instant nous apprenons que la ministre de la Santé, Mme Couflot, tiendra une conférence de presse après sa visite à Bichat, vers 10h. Mais tout de suite, il est sept heures trente, l’heure de retrouver Thomas Garnier pour la page sport !

— Merde, l’école !!! s’exclama Romain.

AHMED

Ahmed était encore abasourdi. Perdre des patients, ça arrivait… Ça oui, ça arrivait souvent. Il n’y avait même pas trois jours, une gentille petite vieille était décédée juste après leur avoir proposé un café. Ils avaient été appelés pour son mari qui avait fait un malaise vagal. Un peu d’hypoglycémie, trois fois rien, mais sa femme s’en était fait un tel sang d’encre que c’était elle qui avait fini par faire une crise cardiaque dans la cuisine… Ahmed était habitué à la mort. Non, pas habitué, en fait, on ne peut jamais vraiment s’habituer à ces choses-là. Non, il savait seulement que ça pouvait arriver, qu’il pouvait tout essayer, faire son job du mieux possible… Des fois, ça ne suffisait pas. Les miracles étaient rares, et il ne pouvait pas les invoquer. Et ça, il l’avait accepté.

Mais là, c’était différent. C’était une belle saloperie qui avait tué Carla, une vraie belle abomination transmissible… Il se mit à tripoter machinalement le biais de sa robe d’hôpital. A côté, son voisin de lit regardait BFMTV sur son portable, entre deux tweets mi-hommage à Carla, mi-promotion personnelle, et semblait s’amuser de voir ses déclarations reprises dans les médias quelques minutes à peine après les avoir postées sur les réseaux.

Et oui, Fabrice, les candidats semblent ne pas avoir été privés de leur smartphone puisque plusieurs tweetent ou postent des storys sur Instagram en ce moment. D’après quelques uns c’est « l’angoisse, on ne sait pas ce qu’il se passe, on fait des tas d’examens ». D’autres encore, comme Maxime Figureau, appellent à prier pour la candidate décédée…

La cloison transparente qui les isolait l’un de l’autre étouffait à peine le son saturé du téléphone.

Ahmed se frotta les yeux, gratta sa barbe naissante. Ses doigts tremblaient. Ils tremblaient parce qu’il était le seul dans cette pièce à réaliser qu’ils avaient tous été en contact avec un agent pathogène dangereux et potentiellement mortel. Tout de suite après que Carla se soit mise à saigner des yeux, il s’était dit que ça ne ressemblait à rien de connu. Et tout de suite, il avait su, au fond de lui, qu’elle était foutue. Il avait essayé de la réanimer bien sûr, mais la pauvre fille était déjà loin… Après quelques minutes à tenter d’obtenir un pouls, il avait prononcé l’heure du décès, la boule au ventre. Puis il avait téléphoné à l’institut de veille sanitaire comme c’était le protocole pour les cas suspects, et pour faire bonne mesure, à une de leurs épidémiologistes, le Dr. Falieri, une nana brillante, dont il avait eu le privilège d’être l’élève à la fac. Elle saurait ce que c’était… Il fallait qu’elle sache ce que c’était. Le professeur avait répondu d’une voix fatiguée au bout de deux sonneries. Ahmed ne l’avait même pas laissée parler, il lui avait aussitôt décrit le décès de sa patiente, en insistant bien sur l’aspect hémorragique de la fièvre. Au court moment de silence qui avait suivi au bout de la ligne, il avait su qu’il avait eu raison de s’inquiéter. Quelques minutes après, une vingtaine d’ambulances était envoyée au studio pour évacuer tous les candidats vers Necker et Bichat. Le plan méningite était déclenché pour mettre sous surveillance toute personne qui était entrée en contact avec la patiente. Le ministère de la Santé était appelé et le Dr. Falieri convoquait en urgence une bonne douzaine de spécialistes pour pratiquer des biopsies sur le corps de la jeune femme…

— En attendant de savoir ce que c’est vraiment, Ahmed, soyez prudent, avait-elle dit avant de raccrocher. Rappelez-vous, limitez au maximum le contact avec les patients, tous les prélèvements seront faits à l’hôpital. Ne touchez à rien non plus. Si le décès n’est pas dû à un agent pathogène infectieux, c’est le centre anti poison qui passera cet endroit au peigne fin.

— Très bien, docteur, avait murmuré Ahmed.

— Faites bien attention à vous là-bas, avait rajouté la femme.

— Je n’y manquerai pas.

Ahmed avait raccroché. Moins de dix secondes plus tard, Didier, l’un des candidats du Loft, le secouait comme un prunier en lui demandant s’il allait mourir lui aussi, tout en lui envoyant à la figure un flot abondant de postillons…

Sur le coup, Ahmed était resté sonné, immobile sous cette fine pluie de germes éructée par un homme fiévreux aux yeux gonflés et au nez ruisselant. Quatre secondes. Il lui avait fallu quatre bonnes secondes pour sortir de sa stupeur et penser à réagir. Puis les réflexes avaient repris le dessus. Il était redevenu le médecin urgentiste. Il avait calmé le patient qui faisait une crise de panique, il lui avait injecté un tranquillisant. Avant d’enfin penser à se passer une lingette désinfectante sur la figure, même s’il savait que c’était trop tard. Il n’allait certainement pas échapper à l’observation lui aussi…

Ça lui avait fait bizarre de repartir dans l’ambulance, mais en tant que patient cette fois. Il n’avait jamais été de ce côté-là. Ses collègues avaient essayé de faire quelques blagues, histoire de dédramatiser la situation. Ahmed avait souri, pour donner le change, mais en vrai, il était déjà vert de trouille. Pendant tout le trajet, il n’avait pas pu s’empêcher de repenser au visage ensanglanté de Carla. La manière dont elle l’avait regardé avant de mourir. Comme si elle était dévorée de l’intérieur. Comme si à travers les yeux de cette jeune fille un peu sotte, un monstre l’avait observé.

Jean-François, vous êtes toujours devant l’hôpital Bichât, quelle est la situation à l’heure actuelle ? Y a-t-il eu une évolution depuis ce matin ? demanda le présentateur d’une voix saturée dans le smartphone du candidat à côté de lui.

Eh bien comme je vous le disais tout à l’heure, Fabrice, très peu d’informations nous sont parvenues pour le moment en dehors des tweets de quelques candidats du Loft. Vous voyez les fenêtres derrière moi, ce sont celles du service d’infectiologie, là où ils sont maintenus en observation, avec, apparemment, plusieurs employés de la société de production de l’émission…

Ahmed secoua la tête. Oui, il y avait bien des fenêtres au service d’infectiologie. Mais aucune ne donnait sur leurs chambres. Ils étaient dans des aquariums étanches, isolés du reste du monde, où le personnel soignant rentrait seulement en tenue de cosmonaute. Un autre candidat était mort. Trois, au moins, étaient en soin intensif et suivaient le même chemin. On ne l’avait pas exactement mis au courant de ce développement, non, tout ça, il l’avait deviné en écoutant la conversation de deux médecins venus relever ses constantes, qui s’étaient exprimés devant lui dans un jargon médical imperméable au néophyte, le prenant certainement pour un lofteur.

Pour évacuer son stress, Ahmed sortit son smartphone, ouvrit l’application « Chess ». Jouer aux échecs, c’était devenu sa marotte. Après son « passage à vide », expression élégante qu’il utilisait pour ne pas dire « dépression », il avait essayé des tas de méthodes pour tenter de remonter la pente – taï-chi, running, pensée positive, psychothérapie… En désespoir de cause, il s’était même mis à la méditation, mais le concept de focaliser son attention sur la caresse de son souffle sur les bords de ses narines tout en laissant les pensées le traverser, au lieu de l’aider, avait empirer les choses : dès qu’il fermait les yeux, essayait de faire le vide, il revoyait Sarah embrasser Greg. En boucle. C’était le jour de l’enterrement de son père. Toute la famille s’était réunie après les funérailles pour boire un thé et manger des gâteaux dans le petit pavillon de banlieue parisienne où il avait grandi. Tout le monde était là. Son frère et sa sœur Ses oncles et ses tantes. La famille de maman qui avait pu faire le déplacement depuis le Maroc. La famille de papa, d’un peu partout en France. Leurs amis, leurs voisins, les membres du club d’aviron.

Pendant un moment, ça l’avait aidé, le fait d’être serré contre tous ces gens tristes, à regarder des photos, à évoquer des souvenirs, à pleurer et à rire dans le salon un peu défraîchi qui avait fait la fierté de sa mère dans les années quatre-vingt-dix. Il s’était senti soutenu, porté par le flot d’amour de ses proches, par la mémoire d’un père qu’il avait toujours adoré et admiré.

Et puis, il avait eu cette conversation avec son frère sur la boîte à malices, une vieille boîte remplie de cochonneries qu’ils regardaient comme des trésors quand ils étaient enfants et que leur père conservait dans la cabane à outil au fond du jardin. Ahmed était sûr qu’elle était encore là. Leur père disait souvent qu’il l’avait gardé et qu’il la ressortirait pour ses futurs petits-enfants. Lui et son frère avaient pleuré à l’idée que leur papa ne ressortirait plus jamais cette boîte, pas plus qu’il ne connaîtrait un jour ses petits-enfants. Alors ils avaient voulu revoir les calots et les billes, les figurines d’escargots Kinder, les toupies et autres petits gadgets grâce auxquels leur père leur inventait des dizaines de jeux dans l’allée pavée de la maison. Ahmed avait quitté la réception, avec l’étrange sentiment qu’il aurait peut-être dû laisser son petit frère aller chercher cette boîte à sa place. Oui, il aurait dû le laisser y aller. Car quand il avait ouvert la porte, il était tombé sur eux.

Sarah, sa femme, dans les bras de Greg, leur meilleur pote.

Sur le coup, il n’avait pas réagi. Il était resté un moment immobile, à les regarder, là, à s’embrasser. Pendant ce court instant, tout ce à quoi il avait pu penser, c’était que ça faisait un bout de temps que Sarah ne l’avait pas embrassé comme ça. Puis dans un état second, il avait refermé la porte sans un bruit.

Ensuite c’était le trou noir. Les douze heures suivantes ne s’étaient pas imprimées dans sa mémoire. Il s’était retrouvé seul dans son lit vide. Sarah n’était plus là. Quand il avait ouvert les placards, ses affaires manquaient. Sur son portable, il y avait trente appels en absence de sa mère, quinze de Greg, pas un seul de Sarah. Juste un simple texto. « Je suis désolée. ». Il s’était effondré. Il avait aimé Sarah depuis le premier jour, à la journée d’admission à la fac de médecine. Ils avaient tout vécu ensemble. Toutes les premières fois. Il y a à peine un mois, elle avait arrêté sa pilule et ils s’attendrissaient tous les deux devant la vitrine de DPAM quand ils allaient prendre le métro.

Il avait essayé de retourner au boulot. De faire comme si rien ne s’était passé. Il avait tenu vingt-quatre heures. Il se souvenait à peine des semaines qui avaient suivies. C’était comme si toutes ces journées enfermées dans son appart à se nourrir de pizzas et à regarder la télé s’étaient fondues en une seule. Émerger d’un sommeil agité, le goût de la bière encore sur la langue. Manger le reste des croûtes fourrées au fromage de Domino’s en guise de petit déjeuner devant Motus. S’enfoncer dans le canapé, de plus en plus profond, une canette à la main, jusqu’à ce que le générique de Plus Belle La Vie envahisse la pièce. Elle aimait ce feuilleton. Elle avait même acheté les dvds. Lui avait fini par l’apprécier. Il avait regardé les habitants du Mistral rechercher leur troisième tueur en série en se demandant à chaque fois si elle aussi, à ce moment-là, était devant son poste.

Et puis un soir, la sonnette avait retenti. Il l’avait ignorée. On s’était mis à tambouriner à la porte. Il avait ouvert. Sa mère, son frère, sa sœur, ils étaient tous là. Sa maman l’avait pris dans ses bras. Ils l’avaient installé à l’arrière de la voiture, lui avaient bouclé sa ceinture, comme à un gamin. Le soir même, il dormait dans sa chambre d’adolescent, dans un lit qui sentait bon la lessive et l’odeur de sa mère. Ils ne lui avaient posé aucune question. Fait aucun reproche pour ce si long silence juste après la mort de papa. Non, ils étaient venus le chercher et l’avaient conduit dans le seul endroit où il pourrait guérir.

Il avait mis du temps à remonter la pente. Du temps à parler à un psychiatre. Du temps avant de se sentir capable de reprendre le boulot. En fait, il n’aurait probablement pas pu reprendre s’il n’avait pas découvert les échecs. Il avait téléchargé l’application pour tromper l’ennui, dans la salle d’attente de son psy. Pas envie de jouer à Candy Crush, pas envie de devenir un de ceux qui harcelaient leurs amis avec des demandes de vie sur Facebook. Il avait commencé une partie. Et comme par magie, l’image de sa femme en train d’embrasser son meilleur ami alors qu’on venait d’enterrer son père, l’image avec laquelle il vivait depuis des mois, avait disparu. Envolée. À la place, un état de concentration intense avait pris possession de son cerveau, effaçant à la fois les souvenirs et la salle d’attente aux tableaux d’un goût douteux. Quand le psy l’avait interrompu pour sa séance, Ahmed avait souri pour la première fois depuis des lustres. Un poids était parti. Bien sûr, l’image avait fini par revenir et l’enclume avait à nouveau pesé sur sa poitrine, mais enfin, quelque chose avait marché. Après son rendez-vous, il avait rouvert l’application et repris la partie en cours. Au bout de quelques jours, il avait découvert que plus il jouait, plus l’horrible image mettait du temps à revenir. À sa place, des stratégies, des mouvements, des coups occupaient tout l’espace. Une semaine après, il avait pu retourner au travail. Depuis, à chaque moment de libre, il était sur Chess. Et il allait mieux. Jusqu’à ce qu’il se retrouve coincé ici, dans cet aquarium, potentiellement infecté par une saloperie mortelle.

— Tu fais quoi ?

Ahmed leva les yeux de son écran. Le jeune homme aux cheveux blonds peroxydés et au regard délavé l’observait, intrigué. Ils s’étaient à peine parlés depuis qu’ils avaient été mis dans cette chambre. Ahmed était resté mutique, trop occupé à éplucher mentalement ses cours de médecine pour accorder la moindre attention à l’adolescent en larmes qui s’était jeté sur son smartphone dès que la porte s’était refermée sur eux. Un élan de pitié et de compassion lui comprima le cœur devant ce visage juvénile qui conservait encore toutes les rondeurs de l’enfance.

— Aux échecs, répondit-il. Tu veux jouer ? Il suffit de télécharger une application…

— Oh, non, merci, c’est gentil, mais j’ai vraiment pas le moral pour ça…

Et sans un mot de plus, le jeune homme retourna à son smartphone. Ahmed aussi.

*

CAROLINE

La tête dans le coaltar, Caroline versa un peu de lait dans les céréales d’Emma.

— C’est aujourd’hui, ton contrôle ?

La gamine acquiesça sans mot dire avant d’attaquer son petit-déjeuner. Caroline la regarda manger en silence, attablée au comptoir de leur petite cuisine, entre deux gorgées de café. Elle avait grandi trop vite. Hier encore, c’était un gros bébé joufflu qui réclamait des câlins et babillait sans cesse, aujourd’hui, c’était presque une jeune fille, avec ce corps longiligne qui s’était étiré en un été, ces cheveux raides et blonds retenus par un bandeau d’où avait disparu les Hello Kitty, ce visage pâle et grave qui cachait déjà ses premiers secrets. Elle avait onze ans, mais la puberté frémissait en elle, Caroline le sentait. C’était l’affaire de quelques mois. Elle le saurait vite. Elle commencerait certainement par lui demander du maquillage. Elle voudrait mettre du fond de teint et du fard à paupières. Et plus pour jouer comme quand elle était petite, non, elle voudrait avoir l’air belle pour aller à l’école. Elle réclamerait à sa mère de lui donner les produits dont elle ne se servait plus, ou alors elle les lui piquerait dans sa malle ou sa salle de bain, en cachette.

Caroline réprima un soupir.

— Tu es prête ? renifla-t-elle.

Elle se moucha bruyamment. Ce rhume ne passait décidément pas.

— Ouais.

Son bol fini, Emma ramassa son sac de cours au pied de son tabouret.

— Attends, je vais t’aider…

— C’est bon, je me débrouille, maman, la coupa sèchement la jeune fille en jetant son Eastpack sur son dos.

Caroline n’insista pas. Ça ne servait à rien de discuter avec elle quand elle était dans une humeur de chien comme ça. Ça devait être à cause du contrôle de math d’aujourd’hui. Elles enfilèrent leur manteau et sortirent dans le froid.

Caroline accompagnait encore Emma à l’école, deux pâtés de maisons plus loin. Ça aussi, ça changerait bientôt. Elle voudrait y aller seule. Déjà, elle ne la laissait plus l’embrasser avant de partir en cours. Ses amies la regardaient, disait-elle, et ça faisait petite fille. Ce matin ne fit pas exception.

— Tu n’as rien oublié ? demanda-t-elle devant les grilles de l’établissement.

Emma secoua la tête.

— Ton père m’a dit qu’il serait à l’heure ce soir. Tu n’oublies pas ton sac là-bas, cette fois-ci, d’accord ?

— Ouais, maman, c’est bon.

— Je suis sérieuse, Emma …

Mais elle était déjà partie dans la cour, sans un regard en arrière.

Caroline l’observa s’éloigner en se demandant combien d’années passeraient avant qu’il soit à nouveau acceptable pour Emma d’être vue en compagnie de sa mère… Le gros bébé joufflu était loin, mais combien de temps faudrait-il à la jeune femme adulte pour émerger de cette chrysalide adolescente ? Elle soupira et rebroussa chemin. Comme d’habitude, au lieu de rentrer directement, elle tourna à l’angle de sa rue pour aller acheter son pain. Avec, elle se ferait deux sandwichs pour la journée, à engloutir avant la préparation des quotidiennes. Bon sang, elle avait hâte que le Loft se termine. Si elle aimait bien maquiller Cassidy, elle avait vraiment du mal avec Nathan. Ce type avait les mains baladeuses. Sous couvert de gestes maladroits, il effleurait les fesses, les seins, les cuisses de toutes les femmes qui s’approchaient de lui. Cassidy, sa jeune coprésentatrice était déjà à bout. Et elle aussi. Il ne fallait pas seulement le maquiller, il fallait aussi supporter ses blagues graveleuses en évitant soigneusement qu’il vous pelote. Le problème, c’est que voilà, comme ça n’allait pas plus loin et qu’on se demandait la plupart du temps s’il n’était pas juste maladroit ou un peu trop tactile, #metoo l’avait survolé sans s’arrêter. Mais Caroline n’était pas dupe de son manège : elle savait qu’il avait couché avec Carla pendant le prime, elle avait dû rectifier son maquillage en catastrophe avant la fin de la coupure pub. Et quel genre de type sautait des minettes de 30 ans de moins que lui, sur son lieu de travail, 5 minutes à peine après les avoir rencontrées ? Simple : un gros pervers.

L’odeur de pain chaud et des croissants lui chatouilla les narines dès qu’elle entra dans la boulangerie. Deux petits vieux faisaient déjà la queue et elle attendit patiemment son tour.

— Bonjour, une tradition, s’il vous plaît, demanda Caroline en tendant une pièce d’un euro à la commerçante.

La cloche de la porte tinta.

— J’arrive pas à croire qu’elle soit morte, sérieux… dit une adolescente derrière elle.

Une exclamation lui répondit. Caroline se retourna vers les deux jeunes filles, sa baguette à la main. L’une d’elles était penchée sur son smartphone, bouche ouverte, yeux écarquillés.

— Attends, regarde, il y en a deux autres qui sont morts ! Le bodybuilder et le jeune, là, Maxime !

— Non ? Eux aussi ? demanda la boulangère. En plus de Carla ?

Caroline sentit le sang quitter son visage. Un barbu criant « Allha Akbar » avant d’arroser le loft à la kalachnikov fut la première image qui lui vint en tête.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

— Vous n’avez pas vu ce matin ? lui répondit l’adolescente. Il y a une épidémie dans Loft Story ! Ils ont évacué tous les candidats…

Caroline resta peut-être une seconde sans réaction, avant de fouiller son sac d’une main. Ses doigts rencontrèrent aussitôt le caoutchouc de la coque lapin offerte par Emma pour son anniversaire. Le mode « Ne pas déranger » avait étouffé quarante appels en absence. De la production, et de tas d’autres numéros inconnus. Une dizaine de messages invitant à ne pas sortir. Un, récent, lui disant qu’une ambulance était en route vers chez elle. L’écran d’accueil afficha un nouvel appel. Elle décrocha.

— Mme Coliou ? C’est le docteur Kerjean, à l’appareil. Écoutez-moi bien…

VIVIANNE

— Un pain au chocolat, s’il vous plaît.

D’un geste mécanique, Vivianne fourra la viennoiserie dans un sac en papier, prit le billet de cinq euros, et rendit la monnaie la jeune femme bien habillée qui se tenait devant elle. En lui tendant son pain au chocolat, une faible douleur se réveilla entre ses épaules et effaça un instant le sourire qu’elle se scotchait au visage tous les matins. D’habitude, son mal de dos se déclenchait plus tard et plus bas, après avoir passé la journée à piétiner derrière son comptoir. Elle était tendue, c’était pour ça. Ça devait être à cause de son insomnie de la veille. Son con de nouveau voisin avait encore testé ses basses jusqu’à 3h du matin. Bon, OK, le gars venait de s’installer, il était très jeune, il ne savait peut-être pas qu’elle devait se lever tôt, elle pouvait bien tolérer ça une ou deux fois. Mais bon sang, s’il lui refaisait le coup, elle se ferait un plaisir d’aller sonner chez lui à quatre heures, la prochaine fois.

ASTRID

Astrid mangeait pensivement son pain au chocolat dans la rue. Il ne l’avait pas rappelée. Il lui avait dit qu’il l’appellerait dans la semaine, mais on était vendredi, et il n’avait toujours pas donné signe de vie. Pourtant, elle avait eu l’impression que leur rendez-vous s’était bien passé. Ses pupilles étaient très dilatées quand il l’avait regardée, et la science et Carine, sa meilleure amie, étaient formelles : si les pupilles sont dilatées, c’est qu’il veut te ken. Merde, elle avait vraiment cru qu’il l’appellerait, elle s’était même épilée le maillot en prévision ! Et chez l’esthéticienne en plus, bordel ! Trente euros et une demi-heure de souffrance pour rien ! Elle engloutit sa dernière bouchée en descendant dans le métro. Elle entrait dans la rame direction La Défense quand son sac se mit à vibrer et son cœur à cogner. « Dominique ». Encore son patron qui pensait que le boulot pouvait commencer avant même qu’elle soit arrivée au bureau. Elle saisit le téléphone d’une main et la barre verticale de l’autre.

— Allô, Dominique ?

GUILLAUME

À côté, Guillaume écoutait la conversation de la jeune femme d’une oreille distraite. Dans quoi pouvait-elle bien travailler ? A l’entendre, elle gérait plusieurs dossiers importants. Sous son trench beige, on devinait un tailleur bien ajusté. Le trait d’eye-liner était impeccable, le fard discret. Elle devait certainement descendre en bout de ligne et bosser dans un des gratte-ciels parisiens. La banque sans doute. Il aimait bien les filles comme ça. Celles qui faisaient l’effort de masquer leurs cernes pour rester attirante après une nuit blanche. Qui avaient un abonnement à une gym pour rester sveltes. Qui buvaient du thé vert, plein d’antioxydants, pour rester jeune. Celles qui avaient dans leur sac de gros agendas papier bourrés de notes et de rendez-vous surlignés au stabilo. Dans une rame, une foule, un rassemblement, elles l’attiraient comme un aimant.

Le métro se remplit, resserrant les corps en une masse compacte de chair et de manteaux hors de prix, ceux à capuches bordées de fourrure. Le moment que Guillaume anticipait arriva enfin. La foule des cadres sup’ le poussa tout contre la jeune femme. Il ferma un bref instant les yeux. Il pouvait sentir son parfum, léger et floral. Son shampoing à la pomme. La chaleur de son corps ferme qui irradiait près du sien. C’était le moment. Doucement sa main remonta le long du trench beige et se faufila dans le sac entrouvert pour saisir le smartphone dernier cri.

« Porte Maillot… Porte Maillot. »

Il sortit dans le flot de passagers qui se déversa sur le quai, son précieux butin dans la poche. La journée démarrait bien. Il n’était pas neuf heures et il avait déjà un téléphone et deux porte-feuilles. L’appareil vibra contre sa jambe. Désolé, la pétasse est indisponible. Il aimait bien ces filles-là. Il y avait toujours des trucs sympas qui se revendaient vite dans leurs sacs. Il se frotta les yeux, avant d’aller prendre la rame en sens inverse.

A la fin de la journée, il commençait à avoir mal au crâne.

GEORGES

Sur le tapis roulant du Cashprix, Georges déposa son cinquième carton de boîtes de conserve. La caissière lui jeta un coup d’œil suspicieux. Forcément, personne ne venait faire ses courses à l’ouverture et les rares clients qui pénétraient les allées encore bien rangées étaient ceux qui passaient en coup de vent acheter un petit déjeuner ou une salade pour leur repas de midi.

— Vous voulez vous faire livrer ? demanda-t-elle d’une voix fatiguée.

— Non, merci.

Georges rangea tant bien que mal les cartons dans ses grands sacs de courses. Hors de question qu’un type lui apporte ses achats trois heures plus tard pour découvrir que sa cuisine était remplie de réserves de nourriture.

— Vous avez la carte fidélité ?

— Non.

— Vous la voulez ?

— Non.

— Alors ça fera cinquante-deux euros soixante, s’il vous plaît.

Georges tendit un billet de cent.

— Ça fait beaucoup de conserves, lui sourit la caissière en lui rendant sa monnaie.

— Oh oui, vous savez, avec ma femme on en a un placard entier, mais on ne le remplit qu’une fois par an. On a mangé la dernière boîte hier soir.

— Ha…

— Bonne journée, dit-il en partant.

Et Georges fila hors du magasin, en essayant de ne pas penser au fait que la fille à peine sortie de l’adolescence qu’il laissait à sa caisse pourrait bientôt finir enterrée à la hâte dans une fosse commune avec des milliers d’autres corps.

Dans ses mains, les sacs de conserves pesaient une tonne. Tant bien que mal, il posa son chargement en équilibre sur le guidon et la selle de son vélo et se mit à pousser le tout sur le trottoir. C’était dans des moments pareils qu’il aurait aimé ne pas avoir voté pour les écologistes aux dernières élections et ne pas avoir mis à la casse sa vieille Volkswagen. Sur le trajet vers son appartement, il fit la liste de ce qu’il lui restait à faire. Il avait passé la nuit à écumer les petites supérettes encore ouvertes, puis après huit heures, les supermarchés plus ou moins éloignés de la maison. Il avait acheté des conserves de légumes, du riz, des pâtes, des sauces, du café, à chaque fois en quantité suffisante pour ressembler à des grosses courses, mais pas assez importantes pour attirer l’attention. Il avait payé ses emplettes en liquide, et les avait rapportées chez lui avant de repartir à la recherche d’un nouveau point de distribution. Sa cuisine était désormais pleine de denrées alimentaires non périssables. Il ne lui manquait plus qu’un ou deux supermarchés pour compléter le stock de papier toilette, savon, dentifrice, solution hydroalcoolique et autres produits d’hygiène, puis il faudrait qu’il se mette en quête de plusieurs pharmacies pour acheter des masques, des gants, des médicaments de base. Adélaïde saurait comment se procurer des antibiotiques et autres molécules sur prescription.

Il finit par arriver en bas de son immeuble. Dieu merci, la concierge ne s’était pas réveillée cette nuit avec ses nombreux allers et retours, et ce matin, elle n’avait pas l’air de vouloir sortir balayer le couloir comme d’habitude. En passant devant sa loge, Georges ne put entendre que les vagissements étouffés de la télé. Il laissa son vélo dans la cour et monta ses courses jusqu’à son appartement. Arrivé sur son palier, il déposa ses sacs, et avec mille précautions, ouvrit la porte d’un doigt. La solution hydroalcoolique était par terre dans l’entrée. Il se désinfecta aussitôt les mains. Il enleva ses chaussures, son manteau, et répéta l’opération. Si l’agent pathogène se baladait déjà dans la capitale, il fallait faire en sorte de ne pas le ramener à l’intérieur. Près du chambranle, il avait laissé un paquet de lingettes désinfectantes : il en utilisa deux pour nettoyer les cartons plastifiés contenant les conserves. Zut, au rythme où il les utilisait, il faudrait racheter des produits d’entretien avec le prochain voyage. Peut-être même déjà passer à la pharmacie prendre des masques pour se protéger à l’extérieur…

Il déposa les boîtes dans la cuisine désormais encombrée d’une montagne de réserves, bâilla en admirant le stock qui leur permettrait de tenir des jours sans sortir, le temps que les choses se calment. Il avait pensé à prendre une quantité non négligeable de la sauce tomate préférée d’Adélaïde, et même quelques terrines de pâtés et de foie gras, au cas où il faudrait passer les fêtes en état d’urgence. Satisfait et un court instant rassuré, il s’autorisa pour la première fois à aller dans le salon pour jeter un coup d’œil à son téléphone. Il l’avait laissé derrière lui dans le cas où il serait surveillé, afin qu’il soit clair qu’il avait passé la nuit ici. Le rectangle noir vibra au moment où il posa les yeux dessus. L’écran affichait plusieurs notifications de sites d’information. Georges les parcourut rapidement. Le sentiment de tranquillité qui l’avait envahi quelques instants plus tôt disparut complètement. Ça commençait. Il laissa son téléphone, faisant fi des dizaines d’appels en absence de la fac, et se précipita à l’extérieur. Il n’avait plus beaucoup de temps pour être prêt.

CAMILLE

Camille avait envie de vomir. La fatigue lui distordait l’estomac, comme à chaque fois qu’elle faisait une nuit blanche. Mais il n’y avait pas que ça. Depuis ce matin, elle était au téléphone en permanence avec le ministère de l’Intérieur, de la défense, avec ses collègues de la santé. La cellule interministérielle de crise était activée. Trois candidats de Loft Story étaient morts en pleurant du sang, quatre étaient désormais dans un état critique et les autres étaient contaminés. La plupart des membres de la production qui avaient été en contact avec eux présentaient des symptômes, certains très avancés, mais les dégâts ne s’arrêtaient pas là : on venait de faire évacuer le cabinet d’avocats qui avait préparé les contrats des candidats après que l’un des associés ait fait un malaise. On avait retrouvé trois personnes mortes chez elles, deux clients de l’hôtel où les lofteurs avaient séjourné la nuit avant que l’émission ne démarre et l’animateur, Nathan, découvert raide dans son salon. Le nombre de malades, suspects ou avérés, augmentait d’heure en heure, et tous ces gens avaient parcouru les rues de Paris librement au cours de la semaine. Ils avaient pris le métro, étaient allés acheter leur pain, avaient bu des verres en terrasse, avaient fait la bise à des amis, avaient couché avec leur mari ou leur femme, leur copain ou copine, étaient allés au théâtre, à des expositions, à des concerts… Et comme si ça ne suffisait pas, l’animateur avait reçu chez lui le tout Paris il n’y a pas quelques jours. L’empaffée en chef s’était entretenue avec les médecins : ils ne connaissaient pas cette méningite capable de noyer un cerveau dans le sang. Tout ce qu’on savait, c’était qu’à en juger par le nombre de cas, elle était hautement contagieuse, et qu’en plus de ça, elle avait tout l’air d’être sacrément dangereuse.

— Camille, tu as eu Garvaudin au téléphone ? lui demanda son chef.

— A l’instant.

— Tu te charges de vérifier avec Huitot que le dispositif est bien déployé ?

— D’accord, répondit-elle avec un grand sourire scotché au visage.

“En attendant, toi t’en branles pas une alors qu’on est en pleine crise.” Voilà ce qu’elle aurait aimé lui répondre, mais elle n’en fit rien. A la place, elle prit son téléphone.

— Oui, c’est bon, Camille, dit l’homme juste après avoir décroché, c’est fait, les hôpitaux de première ligne ont été prévenus, on est en train de communiquer la liste des symptômes et des recommandations aux établissements secondaires.

Camille bénit intérieurement Ebola de les avoir forcé à actualiser tous ces dispositifs en cas d’épidémie.

— Et cette conférence, elle arrive quand ? reprit l’homme à l’autre bout de la ligne. Parce que ça la fout mal, là, de déployer un truc comme ça quand on a aucune communication officielle… Les gens sont pas cons, ils savent que c’est la saloperie qui a buté les zozos du Loft, je te parie qu’ils sont tous en train de prévenir leur famille et leurs amis. Il faut qu’elle parle là.

— Elle doit s’exprimer dans quelques minutes normalement…

Au moment où Camille prononçait ces mots, son directeur de cabinet allumait la radio dans le bureau. Ah bah oui, tiens, pendant que la ministre de la Santé parlerait, il resterait à l’écouter, ça lui ferait un autre prétexte pour ne rien faire.

Et tout de suite, nous retrouvons Bastien Cornu en direct de l’hôpital Bichât où la ministre de la Santé, Mme Couflot, s’apprête à prendre la parole…

— Elle va parler maintenant, apparemment, dit finalement Camille à son interlocuteur. Tu me rappelles quand c’est fait pour les hôpitaux secondaires ?

— OK.

Elle raccrocha. La conférence de presse de l’empaffée en chef lui laisserait peut-être quelques minutes de calme relatif. Le temps d’enfin avaler un des anti-vomitifs qu’elle avait toujours dans son sac.

— …agent pathogène inconnu. C’est pourquoi nous invitons la population à rester chez elle et à éviter les espaces publics jusqu’à nouvel ordre.

Camille mit dans la bouche le petit comprimé orodipersible tandis que la ministre alertait la population du danger. Son téléphone sonna à nouveau. C’était Arnaud.

— Ma chouchou, ça va ?

— Je suis désolée, Arnaud, je peux pas rester, ma ligne doit rester libre pour…

Le bip d’un double appel résonna à ce moment-là dans son oreille. Elle regarda brièvement son écran.

— Je dois vraiment te laisser, là. Écoute, je ne crois pas que je vais pouvoir rentrer ce soir… Tu es prudent en sortant ? Tu te désinfectes bien les mains, tu ne prends pas le métro et tout…

— Ne t’inquiète pas. Je t’aime.

Camille bascula sur l’autre ligne.

— Camille ! dit la voix reconnaissable entre mille de Laurent Rossignol, le conseiller en communication de l’Élysée. On m’a dit que c’était vous qui vous occupiez du déploiement du plan sanitaire.

— Exact.

A l’autre bout de la ligne, elle entendit l’homme souffler une bouffée de fumée de cigarette par-dessus l’écho lointain du discours de la ministre. Lui aussi devait suivre la conférence.

— Écoutez, Camille, j’ai besoin du nombre de personnels hospitaliers mobilisés…

— 6200 médecins, 50 000 infirmiers, répondit-elle du tac au tac.

— Ok. Et vous pouvez m’envoyer la liste des hôpitaux vers lesquels seront dirigés les cas suspects ?

— Tout de suite.

Et Laurent avait déjà raccroché. Au milieu de l’agitation ambiante, Camille resta une seconde à penser. Elle n’avait pas eu beaucoup de contact avec Laurent depuis qu’elle était à ce poste. Marc avait, on pouvait le dire, plus ou moins verrouillé la communication avec l’extérieur : tout passait systématiquement par lui, un moyen de s’assurer une visibilité maximum et surtout de maintenir l’illusion comme quoi « il était vraiment le seul à travailler ici ».

« Bien sûr, toute mon équipe est mobilisée avec les services de santé du pays… »

Marc avait monté le son et la voix nasillarde de la ministre Couflot remplissait désormais le bureau – se rendait-il seulement compte qu’elle et Lucie avaient dix mille appels à passer ? Camille l’observa, cet homme immobile qui s’efforçait d’afficher un air grave et pénétré quand tout le monde autour de lui courait dans tous les sens pour gérer la crise. A tous les coups, Laurent Rossignol avait déjà contacté Marc pour lui demander ces renseignements, et devant son manque de réactivité, avait fini par l’appeler elle directement. C’était une occasion en or de montrer que derrière l’image de bosseur que s’était construit son patron, il y avait un glandeur qui se reposait entièrement sur ses subordonnées. Elle se dépêcha d’envoyer la liste des hôpitaux au conseiller en communication. Voilà. En trois secondes, c’était fait.

« J’insiste encore une fois, si vous présentez des symptômes, appelez le 15 et ne sortez pas de chez vous. »

— Tiens, Camille, ça me fait penser, dit Marc, vous pourriez me communiquer la liste des hôpitaux de première ligne ?

— Mais bien sûr, sourit-elle.

ROMAIN

— C’est pas vrai, souffla Nathalie.

Les services compta et admin étaient réunis dans la petite cuisine, devant le vieux poste de télé qui beuglait les recommandations de la ministre de la Santé.

C’est pourquoi nous invitons la population à rester chez elle et à éviter les espaces publics jusqu’à nouvel ordre.

— Mais c’est des conneries tout ça ! s’exclama Paulo. Ça va faire comme pour la grippe A, on va bien faire peur aux gens, les labos pharmaceutiques vont développer un vaccin qu’ils vont vendre une fortune, ils vont s’en mettre plein les poches, et nous on devra gérer des cas d’autisme chez les gosses !

— Ouais, enfin, Paulo, râla Élodie, il y a trois morts, là…

— Ouais sur onze candidats, ça fait beaucoup quand même, renchérit Nathalie.

Paulo se tut, vaincu par les nombres et les regards franchement hostiles de ses collègues.

— Hé, les gens, mon cousin est à Roissy, il vient de me dire qu’ils scannent tous les passagers ! s’exclama Nathalie, les yeux sur son écran de téléphone.

— S’ils font ça, c’est que c’est vraiment grave, non ?

Jusqu’au 23 novembre prochain, les écoles, les universités, bibliothèques, musées et autres bâtiments publics seront fermés par mesure de précaution.

— Merde, alors, lâcha Romain.

Comment est-ce qu’ils allaient se démerder avec les petits ? Il faudrait que Marine prenne des jours ou un truc comme ça. Son téléphone vibra dans sa poche. C’était justement elle.

— Rom ! s’exclama sa compagne au bord de l’hystérie. Tu as vu ce qu’il se passe ? Je vais chercher les enfants tout de suite !

— Attends, c’est bon, pas la peine de paniquer ! C’est à Paris que…

— Mais Paris c’est juste à côté !!! explosa-t-elle. Une heure de TGV, putain ! Tu sais très bien que les Guérin au bout de la rue, leur fils fait des allers et retours tous les week-ends ! Et Patrick Dutronc en face qui y va une semaine sur deux pour sa boîte ?!

— Mais…

— Je vais chercher les gosses, toi tu fais les courses pour qu’on sorte pas de la maison !

— Attends, Marine, je peux pas partir du travail…

— Romain, chut ! murmura Élodie à côté de lui en désignant l’écran.

La télé affichait désormais une animation en blanc sur fond rouge.

Si vous présentez les symptômes suivants : mal de tête, congestion, nez pris, fièvre…

Ce fut le moment que choisit Paulo pour éternuer. La totalité du bureau se tourna vers lui avec des yeux terrifiés.

— Quoi ? C’est un rhume, c’est tout ! protesta leur collègue. J’ai pas mal à la tête.

— … ne sortez pas de chez vous, évitez les contacts avec votre entourage et appelez le 15…

— Tu te barres et tu vas faire les courses ! hurlait maintenant Marine dans l’oreille droite de Romain. Je le sens pas, je te dis !

— Heu, d’accord. Je te rappelle.

—… Pour éviter les risques de transmission, lavez-vous fréquemment les mains…

En temps normal, Romain se serait dit qu’elle exagérait, mais il était déjà mentalement en train de faire la liste des contacts qu’il avait eus avec Paulo dans la journée. Il était plus ou moins sûr de lui avoir serré la main ce matin… C’était avant ou après être allé aux toilettes ? Parce qu’il s’était lavé les mains en sortant, ça il en était certain. Mais si c’était avant, et qu’il s’était touché le visage dans la foulée ? Merde…

— Mais me regardez pas tous comme ça, j’ai juste un petit rhume ok ? éructa soudain Paulo.

— Tu veux pas appeler le 15 pour être sûr, non ? demanda Élodie sur le ton à la fois prudent et acide qu’elle employait quand elle trouvait une erreur de report dans les comptes.

— Ouais, franchement, Paulo, faut pas plaisanter avec ça… renchérit Nathalie.

Romain se retrouva à hocher la tête avec le reste du groupe tout en prenant ses distances avec l’employé grisonnant de cinquante et un ans.

— Heu… Je suis désolé, les gars, mais je vais devoir y aller, dit Romain d’un ton hésitant, son regard faisant des allers et retours entre Paulo, et Jean, son chef de service. Ma femme vient de m’appeler. Avec les écoles qui ferment, je dois aller chercher les gosses… Elle peut pas se déplacer…

Jean, un individu pâle et longiligne, hocha la tête d’un air compréhensif. Sa femme dirigeait un florissant petit business de cosmétiques bio. C’était lui que le collège et le lycée appelaient quand l’un de leurs deux ados était en train de vomir ses tripes à l’infirmerie, lui encore qui sortait plus tôt pour aller les chercher, lui encore qui faisait des gâteaux yaourts pour la kermesse de fin d’année, lui encore qui avait une collection d’ouvrages du style “Génération connectée : comment leur parler ?”. Romain le savait. Il suffisait qu’il dise que les gosses avaient besoin de quelque chose et que sa femme n’était pas disponible pour que son chef le libère, croyant venir en aide à un papa comme lui, écrasé par la charge mentale.

— C’est bon, Romain. Je vais certainement devoir aller chercher les miens aussi et travailler depuis la maison. On se tient au courant pour demain.

— Merci, Jean.

Non sans un dernier regard inquiet vers Paulo qui se mouchait bruyamment, Romain se dépêcha de sortir de la pièce. Il passa à son bureau récupérer sa veste, et c’est seulement en poussant les portes vitrées donnant sur le parking de la boîte qu’il osa respirer normalement.

EMILIE

— Vous voulez vous faire livrer ? demanda Émilie de sa voix la plus enjouée possible.

— Non, merci, répondit la bonne femme d’un ton sec.

— Vous avez la carte fidélité ?

— Non.

— Vous la voulez ?

Soupir de la trentenaire pressée.

— Alors ça fera trente-quatre euros vingt, s’il vous plaît.

— Par carte.

Émilie pressa un bouton pour que le terminal s’allume.

Elle disposait de vingt secondes de répit, peut-être trente, le temps que la dame en tailleur rentre son code et ramasse ses courses. Derrière, une jeune femme avait posé ses emplettes sur le tapis. A en juger par ses cernes, le pantalon de pyjama, le tee-shirt tâché sur le décolleté qu’elle apercevait sous la doudoune noire, et surtout les boîtes de lait en poudre et les couches, elle avait dû s’échapper de son appartement en coup de vent pendant qu’un bébé dormait. Émilie se massa les poignets. C’était toujours les poignets qui commençaient à lui faire mal en fin de journée. Ensuite les épaules, après, le bas du dos.

Et voilà, l’odieuse bonne femme avait fini de taper son code et ramassait ses sacs. Émilie balbutia un “au revoir”, même si elle savait que ce genre de personnes le lui rendait rarement. Elle y était obligée, ça faisait partie du code de conduite de l’employé. Répéter les mêmes formules de politesse client après client, en uniforme blanc et rouge, en arborant fièrement le badge “Qu’est-ce que je peux faire pour vous aujourd’hui ?”, une belle invitation à se faire marcher dessus par ceux qui ne se gênaient déjà pas pour le faire.

— Bonjour, dit la cliente suivante d’une voix éteinte mais néanmoins plus agréable que celle d’avant.

— Bonjour, répondit Émilie en enlevant le séparateur.

C’était le signal. Un sac de bananes. Bip. Deux paquets de pâtes. Bip. Bip. Trois pots de sauces. Bip. Bip. Bip. Lait infantile. Bip. Bip. Couches 3 mois. Bip. Bip. Bip. Émilie se demanda si elle élevait son enfant seule ou à deux. Un pot de glace vanille. Bip. Un paquet de riz. Bip. Trois paquets de saucisson en tranches. Bip. Bip. Bip. Peut-être seule. Elle n’imaginait pas qu’on puisse laisser une femme s’occuper d’un petit ET faire des courses. Céréales. Bip. Confiture. Bip. Lames de rasoir. Bip. Déodorant. Bip. Ah, non, elle devait avoir un homme à la maison pour acheter ça. Yaourt. Bip. Bip. Gruyère râpé. Bip. Bip. Jambon. Bip.

— Vous voulez vous faire livrer ? demanda Émilie en relevant la tête de sa caisse.

La jeune femme la regarda par-dessus ses cernes noirs, l’air un peu hagard.

— Oui… Heu… Non. En fait, non, sinon ça va me réveiller la petite.

Émilie hocha la tête.

— Vous avez la carte de fidélité ?

— Heu, oui, heu…

La jeune femme farfouilla dans son sac. Émilie se massa les poignets. Cinq secondes de répit avant que la carte ne fût tendue et passée dans le lecteur.

— Ça fera cent trente euros vingt-cinq.

— Je vais payer par carte.

Trente secondes. Émilie observa la jeune mère de famille en train de payer. Elle avait une alliance. Un mari donc, et une petite fille. Émilie espéra secrètement qu’un jour, si elle devait fonder une famille, son futur époux l’aimerait suffisamment pour faire les courses en rentrant du travail, pour qu’elle n’ait pas à courir au supermarché en pyjama pendant une sieste.

— Bonne journée !

— À vous aussi, lâcha la jeune femme par-dessus son épaule, courant déjà vers son prochain biberon.

— Bonjour…

Un homme d’une cinquantaine d’années regardait Émilie d’un œil torve, avec l’air de ceux pour qui rien n’est jamais fait assez rapidement. Sur le tapis, il avait déposé des dizaines de boîtes de conserve.

— Bonjour !

Émilie retira le diviseur et commença à scanner les produits. Haricots verts. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Champignons. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Raviolis. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Elle leva brièvement les yeux. Le regard de l’homme était toujours aussi menaçant.

— Ça en fait des boîtes de conserve… dit-elle d’une petite voix pour essayer de détendre l’atmosphère. Vous êtes la dixième personne que je…

— Vous êtes au courant qu’il y a une épidémie-là ? Dans le loft ? Vous regardez le loft, vous, non ?

Émilie s’arrêta une seconde de scanner les boîtes. Une onde de chaleur la parcourut des pieds à la tête. Sous le poids de ce regard qui l’accusait, ses épaules s’affaissèrent, sa gorge se noua. Elle continua de scanner un produit après l’autre, en silence. Sa collègue Steph aurait répondu quelque chose. Émilie, elle, préférait imaginer ce que Kaz Brekker aurait fait subir au malotru. C’était lui qu’elle convoquait mentalement lorsqu’un client se montrait particulièrement désagréable.

— Vous vous lavez les mains entre chaque client au moins ?

Petits pois. Bip. Bip. Bip. Pâtes. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Ne pas pleurer.

— Vous voulez vous faire livrer ? parvint à articuler Émilie.

— Pour ramener des germes chez moi ? Et puis quoi encore ! Vous avez pas compris quoi quand j’ai dit qu’y avait une épidémie ?

— Vous avez la carte de fidélité ?

— Non et je la veux pas.

— Ça fera cent trente-quatre euros trente.

Le type exhiba sa carte comme d’autres auraient sorti leur flingue. Émilie détourna le regard pendant qu’il payait. Trente secondes de répit. Bien sûr qu’elle avait entendu parler de l’épidémie. Elle n’avait eu que quinze minutes pour manger ce midi, mais suffisamment de temps pour en discuter un petit peu avec Jérôme, du rayon surgelé, qui avait tout suivi sur son téléphone depuis ce matin. Et puis quelques clients, visiblement inquiets, avaient même déversé leur trop-plein d’anxiété sur elle, à la caisse. “Vous savez, normalement je fais mes courses le vendredi, mais j’ai décidé d’avancer, vous voyez, avec cette histoire de virus, si jamais on fermait aussi les hypermarchés”, s’était justifiée une vieille dame à la mise en plis soignée. “Avec les enfants qu’il faut aller chercher à l’école, c’est l’horreur pour s’organiser, je fais les courses maintenant sinon j’aurai pas le temps avec eux dans les pattes le reste de la semaine”, avait soufflé une mère de famille livide. Oui, elle était au courant qu’il y avait une épidémie. Elle n’était pas cette chose stupide que ce gars voulait qu’elle soit. Pourtant sa gorge lui serrait et les larmes menaçaient. L’homme retira enfin sa carte et entreprit de ramasser ses sacs.

— Bonne journée, parvint à articuler Émilie, sans oser cependant le regarder.

— Bonjour.

Elle leva brièvement ses yeux humides vers une vieille dame qui lui faisait un grand sourire, comme pour tenter de contrebalancer la méchanceté du client précédent.

— Bonjour, murmura Émilie.

Et elle commença à scanner les boîtes de pâté pour chat au saumon pendant qu’un léger mal de tête s’installait insidieusement entre ses tempes. Ça lui faisait souvent ça quand elle s’énervait. Les grosses contrariétés avaient le pouvoir de lui déclencher des migraines.

Bonjour. Bip. Bip. Bip. Vous voulez vous faire livrer ? Vous avez la carte de fidélité ? Vous la voulez ? Ça fera tant. Bonne journée ! Bonjour. Bip. Bip. Bip. Vous voulez vous faire livrer ? Vous avez la carte de fidélité ? Vous la voulez ? Ça fera tant. Bonne journée ! Bonjour. Bip. Bip. Bip. Vous voulez vous faire livrer ? Vous avez la carte de fidélité ? Vous la voulez ? Ça fera tant. Bonne journée !

Tous les jours, de huit heures à seize heures, Émilie était prisonnière d’une boucle. Ses seules variations provenaient des maigres interactions qu’elle pouvait avoir avec des clients plus ou moins agréables. Le refrain qu’elle répétait à l’envi ne changeait que lorsque la direction décidait qu’un “bonne journée” au lieu d’un “au revoir”, par exemple, était en fait un avantage de poids face à la concurrence, une raison valable pour un parisien de faire un kilomètre de plus à pied pour faire ses courses. Émilie répétait vaillamment les bouts de phrase, client après client, essayant de profiter des quelques secondes de répit que lui procurait la machine à carte pour laisser ses pensées s’échapper hors du tapis roulant. Aujourd’hui cependant, Émilie n’arrivait pas à s’évader au-delà de cet homme qui lui avait craché son mépris au visage. Elle avait beau essayer, ce regard accusateur, comme si elle y était pour quelque chose dans cette épidémie, la poursuivait. Son mal de crâne augmenta. A plusieurs reprises, elle pensa demander à quitter son poste pour aller avaler un des comprimés d’ibuprofène qu’elle avait toujours dans son sac, mais vu l’affluence, elle savait que Tatiana, la cheffe du personnel, ne lui accorderait jamais l’autorisation. La mystérieuse épidémie semblait avoir incité les personnes les plus prudentes de la capitale à remplir leur garde-manger. Si ça continuait comme ça, on allait friser la rupture de stock pour les boîtes de conserve.

Quand 16h arriva enfin, l’affreuse migraine avait doublé d’intensité dans la tête d’Émilie et Kaz Brekker y arrachait le deuxième œil du connard de tout à l’heure. Parvenue à son casier, elle laissa aller son front contre le métal froid de la porte.

— Ça va, Émilie ? lui demanda Stéphanie en rangeant sa blouse. T’as pas l’air bien.

— Ça va, un type m’a énervée, c’est tout.

— Le con de t’aleur là ? Celui qui pensait que t’étais pas au courant pour l’épidémie ?

Émilie acquiesça et entreprit de se changer.

— Je l’ai entendu. Un bel abruti, lui. T’aurais dû lui rentrer dans le lard ! Faut pas que tu te laisses faire, Mimi !

Émilie se contenta une nouvelle fois d’opiner. C’était facile pour Stéphanie de dire ça. Stéphanie était une grande et jolie brune avec du caractère, un visage à tomber, et elle travaillait ici à temps partiel pour financer ses études. Quand Émilie la regardait, elle voyait celle qu’elle aurait aimé être, celle qu’elle aurait pu être si son grand frère ne s’était pas suicidé quelques jours après sa rentrée en seconde, dynamitant à la fois sa famille et son parcours scolaire.

— Vraiment, Mimi, il faut que tu t’affirmes un peu devant ces cons !

— Ouais, faudrait…

Émilie laissa Stéphanie lui faire encore une fois la leçon sans rien dire. Si elle s’était un peu affirmée justement, elle lui aurait répondu qu’elle ne voulait pas perdre de temps avec ces types, et que tiens, là d’ailleurs, elle devait courir pour attraper son RER. Au lieu de ça, Émilie se changea et n’osa pas interrompre le discours de Steph sur l’importance de la confiance en soi.

Quand elle put enfin quitter le supermarché, elle savait déjà qu’elle avait loupé son train. Et en plus de ça, l’ibuprofène refusait de faire effet. Une pluie fine l’accueillit dans la rue grise. Au moins, il faisait froid. Il n’y avait rien de pire qu’une migraine en plein été. Elle s’emmitoufla dans sa doudoune et marcha d’un pas rapide vers le métro.

Elle n’avait jamais vu les couloirs aussi vides. Si, peut-être après les attentats. Les gens s’observaient d’un air méfiant, gardaient leurs distances. Elle croisa même une ou deux personnes qui portaient des masques. Elle monta dans la rame. Par réflexe, sa main alla chercher son livre dans son sac. Elle hésita une seconde. Normalement, elle ne lisait pas avec la migraine, mais sa lecture en cours était haletante, elle voulait savoir ce qu’il allait arriver à Alina, et surtout, qu’est-ce qu’elle aurait pu faire d’autre dans le métro ?

Elle ne décrocha de l’histoire que pour attraper son RER à Châtelet. Elle s’installa alors dans un fauteuil vide au milieu d’un wagon raisonnablement plein, sortit son Balisto fruit rouge, sa petite bouteille de Coca remplie d’eau, et se blottit confortablement dans les pages du livre. Arrivée à Montigny-Le-Bretonneux, son mal de tête avait entièrement disparu.

ROMAIN

“Et c’est un septième décès qui vient d’être confirmé, Patrick, un assistant de production de l’équipe du Loft…”

— Sans déconner…

Romain et Marine, assis tous les deux sur le canapé, étaient scotchés devant le fil d’info depuis qu’ils étaient rentrés. Romain avait l’impression de regarder un film catastrophe. Des caméras suivaient le ballet des ambulances qui ramenaient de nouveaux cas suspects, des officiels venaient parler des mesures prises par le gouvernement, un reporter faisait un duplex depuis une rue commerçante vide de la capitale pour montrer qu’elle était effectivement vide. Cassie, dix ans, Jude, huit ans et Lucas, cinq ans, prenaient leur goûter sur la table.

“Vous savez, Patrick, on en sait très peu sur l’agent pathogène responsable de la mort des candidats de l’émission et des membres de la production. D’après nos sources, il pourrait s’agir d’un nouveau type de méningite, mais les médecins n’excluent pas…”

— Maman, c’est quoi une méningite ? demanda Jude.

— Un méchant microbe, chaton, laisse maman regarder…

— Et pourquoi les gens y sont morts ? intervint Lucas.

— Chuuut…

Romain augmenta le son de la télé. Le message de prévention du gouvernement repassait.

— Ils sont tombés malades, répondit Marine au petit en chuchotant.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils se sont pas lavé les mains…

— Chuut, écoutez, les coupa Romain.

BFMTV, il est 17h, si vous nous rejoignez, édition spéciale : la méningite du Loft se répand dans la capitale et en France, trente nouveaux cas ont été signalés dans les villes de Lyon, de Marseille et Lille…

— Oh mon dieu ! C’est chez nous ! Romain, c’est chez nous !

— Mais chut, chut, attends, j’entends rien de…

Il se tut. Sous leurs yeux, un reporter faisait un duplex depuis l’hôpital de la ville.

“Et oui, Patrick, je suis devant l’hôpital de Lille où cinq personnes sont aux soins intensifs, apparemment avec des symptômes ressemblant à ceux de la maladie que l’on surnomme déjà “la méningite du Loft”…”

— Oh la vache… jura Marine. Tu vois ? Tu vois je t’avais dit qu’il fallait aller faire les courses ! Mon Dieu, heureusement que tu m’as écoutée, hein !

Romain hocha la tête sans rien dire. Sur le coup, il avait trouvé qu’elle exagérait quand elle l’avait envoyé faire les grosses courses en plein milieu de l’après-midi. Il s’était même senti un peu con de débarquer devant la caissière avec trente paquets de pâtes. Mais voilà, elle avait eu raison. L’épidémie était là. Il repensa à Paulo, ce matin, qui avait éternué en permanence au bureau. Et s’il les avait tous contaminés ? Et au supermarché, il était plus ou moins sûr d’avoir vu quelqu’un se moucher dans la queue avant lui. Peut-être que sans le savoir, il était déjà infecté… Il jeta un œil à ses enfants qui mangeaient toujours leur brioche sur la table, les yeux remplis par la télé. Est-ce qu’il avait déjà pu les contaminer à ce moment-là ? Ou faudrait-il attendre que les premiers symptômes apparaissent ?

— Rom ? Rom, je te parle, là…

— Heu… Quoi ?

— On ne sort pas d’ici jusqu’à ce que ce soit terminé, décréta Marine. Même pour sortir les poubelles.

Jour 6

EMILIE

France info, il est quatre heures. Émilie ouvrit un œil gonflé de sommeil.

La méningite du Loft continue sa progression en France, avec désormais quinze morts et trois cent cinquante cas suspects. Le gouvernement lance aujourd’hui un gigantesque plan de prévention pour tenter d’enrayer l’épidémie. Toute la journée l’armée et les forces de l’ordre seront mobilisées pour distribuer des masques médicaux. En attendant, les autorités demandent à la population d’observer la plus grande prudence et d’éviter tout déplacement inutile.

Émilie éteignit la radio. Elle ne se sentait pas très bien. Un peu courbaturée, un peu épuisée. Elle était restée lire une bonne partie de la soirée et de la nuit. Mais quelle fin ! Quelle fin ! Elle en avait été tellement contente qu’elle avait même fait une story pour en parler sur insta avant de se coucher. Elle se retourna dans son lit. Il faudrait qu’elle fasse une photo du livre ce week-end pour la partager sur les réseaux et le blog. Peut-être qu’il faudrait déjà qu’elle prépare sa chronique dans le RER ce matin ? Oui, pour les coups de cœur, c’était plus facile d’en parler à chaud, quand on était encore toute bouleversée par l’histoire. Elle se frotta le visage contre son oreiller. La migraine menaçait. Ce n’était pas grand-chose, non, comme une toute petite pointe derrière son front, mais c’était suffisamment fort pour être gênant. D’un autre côté, c’était ça d’offrir seulement cinq heures de sommeil à un système qui en demandait huit.

Émilie s’étira avant de se lever. Comme d’habitude, elle mit les infos sur la télé pour pouvoir les écouter depuis la douche. C’était l’avantage d’avoir un studio microscopique, pas besoin d’avoir un écran dans la salle de bain, il suffisait juste laisser la porte de celle-ci ouverte. Elle enleva son pyjama sans même faire attention à ce que racontait le présentateur. Elle avait encore la tête dans le Grishaverse. Quelque part avec Kaz Brekker. Sous l’eau chaude, elle s’imagina pouvoir enlever ses gants… Les gants. L’épidémie de vérole.

Oh mon dieu, l’épidémie !

Le son de la télé lui parvint soudain par-dessus le glouglou angoissé du pommeau, comme si son cerveau avait finalement décidé d’accepter l’existence de la réalité. Oui, ce qui laisse les médecins penser à une nouvelle forme de méningite, c’est son taux de mortalité. Rendez-vous compte, en moins de quarante-huit heures, ce sont six des candidats qui sont morts, cinq membres de la production, et quatre personnes extérieures à l’émission qui n’ont pourtant eu aucun contact avec les habitants du Loft…

Son regard glissa vers l’écran où un reporter faisait le pied de grue devant un hôpital.

Quand elle sortit de la douche, l’édition spéciale continuait de diffuser des informations alarmantes. Les candidats du Loft tombaient comme des mouches. Les centres d’appel des urgences étaient surchargés. La ville de Paris envisageait de fermer les transports en commun. Et le CAC 40 avait perdu 3 points à la fermeture des marchés…

Émilie resta quelques instants trempée et interdite au milieu de son petit salon-chambre-salle à manger. Que devait-elle faire maintenant ? Elle saisit son téléphone sur sa table de chevet. Elle avait reçu plein de réactions sur sa story ! Elle ne put s’empêcher d’y répondre rapidement, le cœur un peu plus léger, avant de vérifier sur le site de la RATP que le RER circulait toujours. C’était le cas. De toute façon, elle n’avait pas d’autre choix que d’aller au boulot ce matin. Se priver d’une journée de salaire était un luxe que certains pouvaient peut-être se permettre, mais pas elle. Elle s’habilla donc à la hâte d’un jean et de son pull noir préféré, appliqua un peu de fond de teint et un trait d’eye-liner, releva ses fins cheveux châtains en chignon et sortit dans la nuit noire.

Les rues de Montigny-le-Bretonneux étaient vides et le goudron humide brillait sous les lampadaires. Les bâtiments courbes de la place Georges Pompidou l’enserrèrent bientôt de toute part, et comme chaque matin, lui donnèrent l’impression d’être dans les Hunger Games, d’être Katniss au Capitole, présentée pour la première fois au président Snow sur son char noir, s’apprêtant à braver la mort et à défier le régime. Jamais ce sentiment ne fut aussi fort qu’aujourd’hui. Elle bravait véritablement la mort. Elle sortait en pleine épidémie. Une épidémie certainement lâchée sur la ville par le dictateur, dans une vaine tentative de mater la rébellion partie du district 78180. Il la regardait certainement depuis la tribune, là-bas, dans les bureaux qui surplombaient une des grandes portes de la place ovale…

Devant la gare, des militaires distribuaient des masques aux rares ombres errantes qui couraient vers leur pendulaire. Émilie prit celui qu’on lui tendit et le mit sur son visage comme elle aurait enfilé le costume du mocking jay. Aujourd’hui, elle combattrait aux côtés des rebelles. Elle montrerait à Snow que son virus et ses mutants ne lui faisaient pas peur. Elle se tint bien droite sur le quai sombre, prête à sauter comme Triss dans un train qui passerait à toute allure, jusqu’à ce que les lumières jaunes du RER ralentissant dans un crissement maladif ne viennent la dépouiller de son âme d’héroïne et éclairer d’un halo triste les yeux fatigués des autres voyageurs masqués. Plus aucun vent de rébellion ne soufflait sur ce quai peuplé de ceux qui, comme elle, n’avaient d’autres choix que de braver l’inconnu plutôt que de perdre une journée de salaire. L’haleine fétide de la peur s’exhalait au contraire de tous ces individus qui prenaient soin de laisser un bon mètre entre eux les autres, transformant cette foule normalement compacte en un ensemble de particules dansantes dans le substrat de la nuit.

Émilie monta dans le wagon. Comme d’habitude, elle s’assit dans un coin, histoire de ne pas être dérangée jusqu’à Châtelet. On continua de s’éviter. Beaucoup restèrent même debout, n’osant toucher aucun élément du train. Quelqu’un toussa. Toutes les têtes se tournèrent vers un jeune homme aux cheveux noir corbeau, dont le masque blanc tranchait avec le look gothique. Il s’assit en face d’Émilie et ferma les yeux.

Le RER démarra, et Émilie n’avait toujours pas réussi à détacher son regard de celui dormait devant elle. Il ressemblait à Kaz tel qu’elle se l’imaginait. Grand et fin, vêtu de noir, le teint pâle… Elle ne pouvait pas voir tout son visage, mais nul doute que sous son masque, il était beau. Il ne lui manquait plus que les gants et la canne. Émilie en oublia les gens qui s’étaient assis le plus loin possible les uns des autres, les wagons moitié moins pleins que d’habitude, le message de prévention que les haut-parleurs commençaient à diffuser.

Le jeune homme ouvrit les yeux. Émilie baissa aussitôt la tête et sentit le rouge lui monter aux joues.

Lavez-vous fréquemment les mains. En cas d’apparition des symptômes suivants : maux de tête…

Elle était stupide. Comment est-ce que le sosie de Kaz Brekker pourrait un jour s’intéresser à elle ? Elle se sentait tellement… banale en comparaison. Elle jeta un nouveau coup d’œil dans sa direction, uniquement pour rencontrer le regard du jeune homme. Elle se hâta d’observer la nuit noire par la fenêtre, de faire semblant d’être absorbée par le défilé de la banlieue. Elle aurait aimé pouvoir engager la conversation, mais c’était foutu d’avance. Jamais un type comme lui… Elle retint un soupir. Pour s’empêcher de le regarder à nouveau, elle ouvrit son téléphone. Elle devait encore écrire cette chronique coup de cœur Elle se mit à la rédiger dans ses notes. Quand elle releva la tête, arrivée à Châtelet, son mal de crâne avait disparu. Kaz aussi.

*

CAMILLE

— Très bien, je fais ça et je vous rappelle, dit-elle précipitamment à Laurent Rossignol avant de reposer bruyamment le téléphone sur son socle.

Elle se dépêcha de réunir les documents qu’il lui avait demandé en un seul fichier, puis s’attaqua à la rédaction d’un bref email résumant son contenu. Depuis hier, c’était la merde. La grosse merde. Aujourd’hui tous les conseils municipaux devaient se réunir pour prévoir où creuser les fosses communes. Les fosses communes, putain de merde ! Elle souffla un grand coup, pour se reprendre en pleine gueule son haleine fétide imbibée de relents de café. Depuis quelques heures, elle portait un masque en papier, comme tout le ministère, comme bientôt tout le monde dehors. Heureusement que cette épidémie arrivait en hiver quand des stocks avaient été faits pour la grippe.

Camille avait cette protection en horreur. Elle détestait sentir son propre souffle rester autour de sa bouche, le tissu râpeux devenir chaud et humide, les élastiques lui tirer derrière les oreilles. C’était déjà assez compliqué de gérer tout ce bordel et d’assister au déclenchement de l’épidémie la plus dangereuse que la France ait connue depuis la grippe espagnole, devoir en plus supporter d’avoir ce truc sur la tronche qui vous empêchait de parler clairement au téléphone… Bon sang…

— Camille, on en est où de la distribution des masques ? fit la tête de son boss dans l’encadrement de sa porte.

Elle releva la tête de son écran. Pourquoi fallait-il toujours qu’il l’interrompe quand elle faisait quelque chose d’urgent ?

— En cours, mais la défense aurait besoin de plus de stock, j’essaie d’en trouver, là…

— Parfait. Et ce rapport ?

— On termine, ce sera prêt à temps, sourit-elle, chose parfaitement inutile puisque désormais le masque couvrait la forme habituelle de son insulte.

Et ça aurait été prêt avant si tu daignais bouger ton gros cul et faire quelque chose, comme, je ne sais pas, ton boulot, par exemple ?

— Ah, et vous me rappelez le labo pour voir s’il y a du nouveau ?

Camille hocha la tête, mais au lieu de repartir, son boss resta planté devant elle, attendant apparemment qu’elle s’exécute sous ses yeux. Dans 30 minutes, les ministres se réunissaient pour une nouvelle réunion de crise. D’ici là, Camille et son équipe devaient extraire et mouliner des centaines de chiffres pour estimer où l’épidémie en était, consolider le feed-back des hôpitaux et des premiers chercheurs qui étudiaient le nouveau virus et mettre à jour la feuille de route du plan de lutte contre l’épidémie pour les prochains jours. Mais apparemment, son boss estimait qu’harceler un directeur de laboratoire était plus constructif que de piloter la réponse apportée à une urgence sanitaire. Elle décrocha son téléphone. Autant le faire elle-même avant qu’il dérange Lucie ou qui que ce soit d’autre de son équipe.

— Pas de progrès ici, répondit aussitôt son interlocuteur avant même d’avoir entendu le son de sa voix.

— Vraiment ? Rien ? On en est où ? demanda Camille pour la forme devant son boss qui attendait toujours.

— Toujours en train d’analyser les prélèvements, la seule chose dont on est sûr, c’est que c’est un virus. Écoutez, je vous rappelle dès que j’ai du nouveau, je suis débordé là, je peux pas avancer si vous m’appelez toutes les cinq minutes…

— Mais vous savez quand on aura les résultats de…

— Non, ça peut nous prendre des heures comme des jours. Je vous rappelle dès qu’il se passe quelque chose.

Et le professeur avait raccroché.

— Rien de nouveau. Ils ne savent pas combien de temps ça prendra…

— Merde, bon, tu me les rappelles avant le meeting ?

Camille n’eut même pas le temps de lui répondre que ça ne servait à rien, il était déjà parti. Elle avait horreur de ça. Elle savait que son appel avait seulement eu pour effet de déranger le laboratoire. Mais son boss pensait que téléphoner de manière incessante ou demander une update toutes les trente minutes, c’était faire accélérer les choses. Forcément, hein, quand on n’en fout pas une quand il n’y a pas quelqu’un pour jeter un œil derrière votre dos, on a tendance à penser que c’est le cas de tout le monde. De toute façon, c’était tout ce que son boss savait du travail : fouetter ses équipes pour produire des jolis rapports plus vite, rapports dont il pourrait s’attribuer la paternité en cas de sourire de la ministre.

Camille poussa un soupir qui se retourna aussitôt contre elle à l’intérieur du masque. Et merde. Elle se remit frénétiquement à travailler pour envoyer les données à l’Élysée.

*

GEORGES

Georges avait fini par céder à la tentation. Il avait ouvert son ordinateur portable et avait mis BFMTV en streaming. Il voulait savoir ce qu’il se passait. En temps normal, il s’en serait fichu, il se serait contenté de suivre le live du Monde de temps en temps, entre deux rédactions d’articles et la lecture des travaux d’un confrère. Mais Adélaïde était là dehors, et cette pensée lui était insupportable. La voix saturée des journalistes remplissait la bibliothèque. La situation s’aggravait d’heure en heure. Les candidats du Loft étaient tous morts ou dans un état grave. On ne parlait plus seulement de membres de la production infectés et décédés, mais maintenant de personnes sans lien avec eux. Trois cas avaient été diagnostiqués à New York. Cinq à Berlin, dix à Londres… Les hôpitaux et services d’urgence des villes françaises étaient sur le pied de guerre. Et Adélaïde était au milieu de ce bordel. Certainement en train d’essayer d’identifier le virus avec ses équipes et de le pister un peu partout.

Georges marcha un long moment d’un mur de livres à l’autre, en faisant de temps en temps un crochet par le poêle qui irradiait la pièce de sa chaleur. Il tenait toujours Critique de la Raison Pure dans sa main droite. En suivant les instructions qui y étaient écrites, il aurait dû brûler le livre, s’en débarrasser après avoir arraché les premières pages, bref, faire disparaître la preuve qu’Adélaïde l’avait prévenu et lui avait donné du temps pour se préparer. Mais il n’y arrivait pas. Il avait relu les instructions plusieurs fois depuis qu’il s’était réfugié dans leur appartement désormais transformé en une version Haussmannienne d’un bunker survivaliste.

“Aller chercher les enfants à l’école – prétexter un souci familial”

“Courses au supermarché : penser à acheter des cadeaux de Noël d’avance”

“Couches”

“Petits pots”

“Cahiers de devoir pour qu’ils ne prennent pas de retard!!!”

Ces instructions contenaient la famille qu’Adélaïde et lui avaient désirée plus jeunes. La violence de leurs espoirs d’alors l’avait frappé en pleine gueule, à grands coups de souvenirs régurgités par sa mémoire. Le moment où ils avaient décidé d’essayer, après qu’Adélaïde avait obtenu sa promotion. Les mois où ils avaient espéré qu’elle tombe enceinte. Le petit nounours qu’il avait acheté une fois, sur un coup de tête, en rentrant du travail, et qui avait élu domicile dans leur lit, en attendant de déménager dans un berceau. Les règles d’Adélaïde qui revenaient avec l’exactitude d’un métronome. Les visites chez le gynécologue. Puis chez les gynécologues. La batterie d’examens. Les cinq FIV. Les fausses couches. Adélaïde et lui, en larmes dans la cuisine, à chaque fois. Le moment où ils avaient décidé d’adopter, épuisés tous les deux par des années d’acharnement médical et de traitements hormonaux. La procédure qu’ils avaient arrêtée à l’annonce du cancer d’Adé. Georges avait passé chaque soir à son chevet, recréant pour elle leur rituel dans sa chambre d’hôpital : quelques documents de travail, un café, Libération pour elle, Le Monde pour lui, Chopin, un livre. Il ne partait que lorsqu’elle s’endormait, le petit nounours serré dans ses bras, comme à la maison. Quand elle avait été tirée d’affaire, il était trop tard, ils étaient trop épuisés et trop âgés pour relancer une demande d’adoption. Ils s’étaient résignés. Il n’y aurait pas d’enfant.

Il avait suffi qu’il lise une fois ces instructions pour que Georges se rende compte à quel point leur projet avait été grand, banal et beau, leurs espoirs, fous et normaux. Une fille, un garçon, des balades en montagne, des vacances à la mer, l’aide aux devoirs le soir, des jeux éducatifs inventés par eux deux, un chat qu’ils seraient allés chercher à la SPA quand ils auraient été plus grands, des études, des mariages, des petits enfants… Les yeux perdus dans les flammes du poêle, George serra un peu plus le livre entre ses mains. Leur rêve était mort lentement, effiloché une fibre après l’autre par chaque échec, jusqu’à ce que le cancer d’Adé mette le feu aux lambeaux qui restaient. Il pensait en avoir fait le deuil. Pourtant en relisant ces notes… Ils étaient seuls désormais. Ils étaient fils et fille uniques. Leurs parents étaient décédés. Il n’avait plus qu’Adélaïde. Elle était tout ce qu’il lui restait. Et elle était dehors. Alors d’un pas lent, il alla ranger le livre avec précaution sur son étagère.

EMILIE

Si l’épidémie n’avait pas encore paru très réelle ce matin à Émilie, tout fut très différent lorsqu’elle arriva à sa caisse, masquée et gantée de latex. Dehors, devant les vitres, une petite trentaine de parisiens attendait déjà l’ouverture du magasin, sacs de course, paniers et caddies à la main. Quand le rideau de fer qui protégeait l’entrée s’ouvrit, ils se mirent à avancer de ce pas rapide qu’on utilise quand seule la peur du jugement des autres vous empêche de courir, de ce pas qui permet de dépasser l’air de rien des personnes plus soucieuses des apparences que vous. En voyant tout ce monde se presser dans les allées et abandonner petit à petit toute retenue pour jeter pêle-mêle des provisions dans leurs caddies, Émilie ne put que repenser à ces clients de la veille, ceux qu’une légère tendance au catastrophisme avait poussés à faire leurs réserves quand l’épidémie était seulement circonscrite au Loft et à leur entourage. La paranoïa avait peut-être du bon. Kaz Brekker aurait probablement réagi comme ça lui aussi. Ses pensées volèrent vers le visage du jeune homme aux cheveux noirs du RER. Elle aurait peut-être dû lui parler. Elle ne savait même pas à quelle station il était descendu…

Une première cliente se présenta à sa caisse et déposa à la va-vite ses boîtes, sans un mot.

— Bonjour !

Pas de réponse. Émilie commença à scanner. Petits pois. Bip. Bip. Bip. Bip. Pâtes. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip.

D’habitude, les matinées étaient plutôt tranquilles. Mais aujourd’hui, les queues de caddies pleins se prolongeaient jusque dans les allées. Émilie scannait les produits le plus rapidement possible, constatant au fil des heures de grandes différences dans les stratégies d’élaboration des réserves. Il y avait ceux qui pensaient principalement à stocker de la nourriture et n’achetaient que des denrées non périssables. Il y avait ceux qui pensaient à se protéger du germe et achetaient des lingettes désinfectantes, de la solution hydroalcoolique, du savon, de la javel. Il y avait ceux, plus rares, qui pensaient à des trucs pratiques comme du papier toilette, du gel douche, du shampoing. Il y avait ceux qui pensaient qu’il fallait aussi prévoir de quoi se distraire et achetaient des livres, des cds, des dvds, des magazines, ou encore ce type qui s’était ramené avec dix boîtes de préservatifs. Il y avait ceux qui anticipaient le pire, avec des bougies, des allumettes, des réchauds. Et puis il y avait ceux qui faisaient vraiment peur, ceux qui achetaient des sets de couteaux de cuisine, l’air de ne pas y toucher, comme ça, entre deux conserves. Tout ce monde se pressait derrière sa caisse, cohorte silencieuse, méfiante, le regard un peu fuyant, n’assumant pas d’avoir cédé à la peur et d’être en train de se préparer à se planquer pendant des semaines. De temps en temps, quelqu’un toussait, reniflait, se mouchait, et un vide se créait autour d’un homme. On le jaugeait, on réajustait son masque, on écartait son caddie. Malgré le tissu qui protégeait sa bouche et le latex qui isolait ses mains, à chaque nouveau client, Émilie n’arrêtait pas d’imaginer leurs germes s’échapper d’eux, voyager dans l’air et lui rentrer par les yeux ou les oreilles, comme la substance noire dégueulasse du dernier Alien. Les poignets d’Émilie se mirent bientôt à la faire souffrir, comme cela arrivait des fois à la fin d’une grosse journée. Pour ne rien arranger, la pointe de migraine qu’elle avait ce matin en se levant avait fini par revenir alors qu’approchait midi. Elle aurait voulu se masser le crâne, placer ses paumes sur ses yeux, faire des mouvements circulaires sur ses tempes pour essayer d’atténuer un peu la douleur, mais pendant les quelques secondes de répit que lui procuraient les paiements par carte, elle devait veiller à garder ses mains bien loin de son visage, consciente que la surface de ses gants pouvait grouiller du virus mortel.

— Bonne journée ! lâcha-t-elle derrière son masque à un énième client qui se dépêchait de ramasser ses achats dans de grands sacs.

Il hocha simplement la tête et partit sans rien dire. En fait, très peu lui avaient répondu ce matin, comme si parler augmentait les chances de transmettre l’infection. Par-dessus la bande-son guillerette faite de demi-succès des années 90, le supermarché ne résonnait que des bips des caisses et des formules standardisées, prononcées par Émilie et ses collègues derrière leurs masques. La plupart des clients jetaient juste sans un mot leurs courses sur le tapis et les récupéraient du bout des doigts avant de filer le plus vite possible hors du magasin bondé. Jamais Émilie n’avait eu autant l’impression d’être un robot, une de ces caisses automatiques rectangulaires qui avaient remplacé les postes du fond, à la différence qu’elle ne faisait pas des « boing » bizarres et énervants en cas d’erreur.

Quand vint enfin l’heure de sa pause déjeuner, elle partit se réfugier dans le vestiaire où deux de ses collègues avalaient à la va-vite un sandwich avant de reprendre leur travail. Barbara et Frédérique ne firent pas attention à elle, comme d’habitude. Émilie enleva ses gants avec précaution et se lava les mains à grand renfort de savon avant d’enfin retirer son masque. Elle respira alors un grand coup, prenant conscience pour la première fois de la peur qui lui avait tenaillé les entrailles toute la matinée. Elle se refusa à regarder son téléphone pour voir où en était l’épidémie. Elle aurait dû, mais vu l’affluence qui n’avait fait qu’augmenter depuis l’ouverture, les caddies pleins, la tête des gens, elle savait déjà que les choses ne s’arrangeaient pas, et si elle lisait un seul article sur un nouveau foyer infectieux, un nouveau mort, elle doutait d’avoir le courage de retourner à son poste cet après-midi. Or il fallait qu’elle retourne à son poste cet après-midi. Son superviseur avait été très clair ce matin “On vous fournit de quoi vous protéger, alors je ne veux voir personne partir. Sinon ce sera retenue sur salaire”.

Elle avala donc un Ibuprofène pour la migraine avec un peu d’eau, attrapa dans son sac la salade de pâtes qu’elle avait faite la veille, puis, après une courte hésitation, un des bouquins qu’elle avait emprunté à la bibliothèque. Quitte à se détendre, autant bien le faire, et elle avait hâte de commencer cette romance dont tout le monde parlait sur Bookstragram. Elle se mit à manger en lisant, tandis que le héros prenait doucement les traits du Kaz Brekker du RER, malgré le fait qu’il soit décrit comme un grand blond aux yeux bleus.

— Coucou Mimi ! Encore avec un bouquin ?

Elle leva le nez des pages. Elle ne s’était pas aperçue que Jérôme et Franck étaient rentrés dans le vestiaire. Elle jeta un bref coup d’œil à sa montre : elle avait encore cinq minutes.

— Salut, Jérôme, répondit-elle d’une petite voix.

Jérôme était, avec Steph, une des rares personnes à qui elle parlait ici, tout simplement parce qu’il était une des rares personnes à être venu spontanément discuter avec elle. Grand, vingt-cinq ans, costaud à force de bouger des palettes mais avec un visage assez commun, il ne manquait jamais d’interpeller Émilie à chaque fois qu’il la croisait à la fin de sa pause.

— Comment est-ce que tu peux lire tranquillement alors que c’est complètement la merde ?

Il rigola, s’assit sur le banc en face d’elle et mordit dans son sandwich. Émilie haussa simplement les épaules, la tête pleine du sosie de Kaz Brekker.

— Tu as vu qu’ils font fermer le métro et les trains là ?

Le cœur de la jeune fille fit un bond. Cette fois-ci, la romance se dissipa tout à fait dans sa tête et elle saisit son téléphone. Oh non. Plus de transports en commun. Quelqu’un s’était effondré dans le métro, malade. À Châtelet.

— Je vais jamais pouvoir rentrer chez moi…

— C’est vrai, t’habites loin toi, non ?

— Montigny…

— Tu peux pas prendre un taxi ?

Émilie secoua la tête. C’était trop cher.

— Ah merde. Bah écoute, heu… Si tu as besoin, j’ai un canapé. Il faudra traverser Paris à pied, et je suis avec deux colocataires, mais si tu as besoin, voilà quoi…

Émilie se sentit rougir. Elle aimait bien Jérôme, mais elle se sentait toujours mal à l’aise quand quelqu’un lui faisait une faveur ou lui proposait de l’aider. Pas l’habitude.

— Je… Merci, Jérôme. C’est gentil…

— Il y a pas de quoi, sourit-il.

— Va falloir que j’y retourne.

Émilie rangea son livre et son tupperware dans son sac. Elle avait moins de trois minutes pour être opérationnelle à son poste et cette contrainte de temps la stressait bizarrement autant que le fait d’être coincée dans un Paris où sévissait une épidémie. Elle remit un masque, des gants, et non sans un dernier signe de la main à Jérôme qui discutait désormais avec Franck, le vigile, elle sortit du vestiaire.

Si la matinée avait été encombrée, l’après-midi était chaotique. La petite foule s’était transformée en une cohue compacte formée des clients qui ne se croisaient généralement jamais : les cadres en costard overbookés qui passaient le samedi, les étudiants qui passaient le jeudi, les mères au foyer qui passaient en semaine, les personnes âgées qui passaient le matin, les employés de bureau qui passaient le soir. À huit heures, les gens n’avaient pas voulu montrer qu’ils avaient cédé à la panique, alarmés par les infos de leur radio réveil. Les clients de l’après-midi, en revanche, n’avaient plus peur de passer pour des paranoïaques qui surréagissaient. Ils étaient là pour faire leur stock, ils étaient sortis de leur travail en milieu de journée, probablement avec la bénédiction de leur supérieur, ils assumaient de se jeter sur les denrées non périssables avec la même avidité que les hipsters sur le dernier Samsung. Certains rayons étaient donc déjà vides, et les chariots qui sortaient de l’entrepôt pour réapprovisionner les étagères étaient pris d’assaut par des nuées de Parisiens masqués. Depuis sa caisse, Émilie entendit plusieurs disputes éclater, des cris aigus du côté couches-culottes derrière elle, des voix graves du côté produits du monde un peu plus loin devant. Frank et Karim, les vigiles, passèrent en courant au milieu des caddies.

Bip. Bip. Bip. Bip. Émilie ne faisait même plus attention à ce qu’elle scannait, ne prenait plus la peine d’analyser les achats ou de deviner quelle vie se cachait derrière ces visages masqués aux yeux anxieux. A un moment, elle n’aurait su dire quand, toutes les caissières avaient arrêté de répéter les formules de politesse élaborées par la compagnie. Un sentiment d’urgence s’était emparé du magasin et de ses employés. Il fallait faire transiter les produits du tapis de droite au tapis de gauche, le plus vite possible, évacuer toute cette foule et ces caddies, vite, avant qu’une chute, qu’un mouvement, qu’une bousculade ne transforme ce troupeau pour l’instant docile en horde affolée. Les poignets d’Émilie lui faisaient mal, sa migraine revenait, les muscles du bas de son dos lui tiraient affreusement, mais il fallait encore accélérer la cadence.

BAM !

— Mais vous allez me lâcher ! J’ai trois enfants, j’en ai plus besoin que vous !

— Mon fils est handicapé, il a besoin de…

Le bruit distinct d’une gifle. Émilie releva la tête. Dans l’allée juste à sa droite, celle des petits pots, elle pouvait deviner une bagarre. La file des caddies qui s’engouffrait dans sa caisse se distordait. Bruits de chute. Cris.

— AH ! Mais vous m’écrasez avec votre caddie !

Il fallut une autre heure d’esclandres et de bousculades, l’arrivée tardive de la police et surtout l’impossibilité de réachalander normalement les rayons pour que Fabrice, le gérant, ne se décide enfin à fermer le magasin. Le rideau de fer se baissa lentement, sur les protestations d’une petite foule que des agents contenaient dehors. Émilie sentit les larmes enfler dans sa gorge. Elle était sûre de s’être frotté les yeux à un moment, par réflexe, et elle avait passé la journée à manipuler des produits touchés par les gens. Si un seul d’entre eux était malade, c’était foutu pour elle. Foutu.

— Putain, quel bordel…

Émilie ravala ses larmes avec peine. Devant elle, Steph s’était levée de son poste et contemplait les allées vides. Littéralement vides. Rien ne restait sur les étagères à part les quelques rares produits dont personne n’avait voulu – principalement des pots de sauce salsa de la marque distributeur. Quelques boîtes gisaient à terre, écrasées, leur contenu répandu sur le carrelage beige.

— Putain, c’était la folie !

Encore sonnée, Émilie laissa Steph recracher le contenu de sa journée, comme si elles n’avaient pas vécu la même. Elle était encore trop choquée pour bouger, trop choquée pour parler. Elle avait le sentiment de s’être tenue au bord d’un gouffre pendant les dernières heures, et qui sait, elle était peut-être en train d’y tomber, tout ça parce qu’elle s’était frotté les yeux.

— Et t’as vu l’autre conne avec les petits pots ?! Mais quelle pute, je te jure ! Elle se servait dans le caddie des autres ! « Mon fils est handicapé ! Mon fils est handicapé ! ». Mais tu m’étonnes, avec une conne pareille comme mère, n’importe qui partirait avec un handicap dans la vie !

Émilie hocha simplement la tête sans rien dire, en rangeant et nettoyant sa caisse. De toute façon, Steph ne la laissait jamais parler.

— Tu as vu pour le métro d’ailleurs ? Bon de toute façon, j’avais pas prévu d’aller m’enfermer sous terre… Meilleur moyen de choper cette merde. T’as vu que le gars malade, il a eu le temps de prendre trois lignes avant de tomber raide à Châtelet ? T’imagines tout ce qu’il a dû semer derrière lui ? Si tu veux mon avis, il y en a d’autres… J’aimerais pas être à la place des gens qui vont nettoyer ces wagons. Putain, heureusement qu’on avait ces putains de masques !

Émilie se mit en route avec elle vers les vestiaires.

— Ma main à couper que le gros, là, celui avec la chemise à carreaux, tu sais celui qu’on voit un jour sur deux, qui sue comme un phoque, qui passe toujours à ma caisse… Tu sais je t’en avais parlé, ce type veut me ken, obligé. Je sais pas comment d’ailleurs parce que ça doit faire un bon moment qu’il a pas vu sa teub. Bah ce gars-là, il avait les yeux rouges, il toussait, et tu sais quoi ? Avant de payer, il a enlevé son masque pour se moucher. Se moucher, meuf ! Et ensuite, vas-y que je m’essuie même pas les mains pour taper le code de ma carte… Heureusement que j’ai pensé à mettre un coup de pschitt pschitt avant le client d’après, parce que sinon la mère de famille elle y passait. C’est dommage parce que la pute aux petits pots pour son handicapé, elle était juste derrière… Pour celle-là, tiens, j’aurais pas désinfecté.

Émilie avait enlevé ses gants et se lavait les mains, les poignets et les bras avec assiduité. Si elle n’avait pas été aussi impressionnée par Steph, elle lui aurait peut-être répondu qu’elle n’avait pas à s’arroger un droit de vie ou de mort sur les clients qu’elle n’aimait pas, fussent-ils infects, mais au lieu de ça, elle garda la tête baissée, concentrée sur le dessous de ses ongles où elle tentait de faire rentrer le savon.

— J’en ai compté dix. Au moins dix qui m’avaient l’air d’avoir une crève pas normale, tu vois ? Je te jure, j’espère que ces putains de masques et ces putains de gants sont efficaces, parce que sinon, je te jure, si je choppe cette merde, je survis et je fais un procès au Cashprix. Heureusement que je travaille pas demain. Non mais de toute façon, je remets pas les pieds ici tant que cette saloperie n’est pas terminée. T’as vu qu’on en est à plus de cinquante morts là ? Avec des gens qui tombent comme des mouches un peu partout ? Putain, c’est déjà un scandale qu’on ait ouvert aujourd’hui…

Les mains propres, séchées, Émilie enleva son masque. Tatiana, la chef du personnel, entra alors en trombes dans le vestiaire.

— Pas sûr qu’on ouvre demain. Fabrice est en train d’essayer de joindre la préfecture. Il a peur qu’il y ait une émeute si la situation s’aggrave. On est déjà pas passé loin aujourd’hui… Émilie, je t’enverrai un sms si on a besoin de toi.

— Et pour le salaire, on…

— J’en sais rien. J’en sais foutrement rien.

Émilie regarda la responsable enlever ses gants et retirer son masque. C’était la merde. Elle était coincée sur Paris, sans moyen de rentrer chez elle, sans affaire pour la nuit, et elle pourrait peut-être perdre une journée de salaire. Ou plusieurs. Et en plus de ça, la migraine pulsait désormais violemment derrière son front. Elle avala un Nurofen et se laissa tomber sur le banc près des casiers, à bout de force. Comment est-ce qu’elle allait pouvoir s’en sortir ? Elle était à l’euro près, et ses maigres économies, un reste du dernier chèque d’anniversaire de Mamie il y a deux ans, s’étaient envolées après qu’elle ait dû faire réparer ses lunettes… Si on ne lui versait pas son salaire de novembre en entier, elle n’aurait pas de quoi se nourrir, ou pire, de quoi verser son loyer…

— Tu rentres pas ? demanda Steph, qui sortait un gros sac de courses de son casier.

À n’en pas douter, elle avait dû faire ses propres provisions avant de prendre son poste. Émilie n’y avait même pas pensé. De toute façon, sa carte ne serait probablement pas passée.

— J’attends Jérôme. Je peux pas rentrer chez moi, il m’a proposé de rester chez lui pour ce soir…

— Bah, tu risques de l’attendre longtemps, ma petite, intervint Tatiana. T’as vu le bordel que ça va être pour refaire les rayons ? Va falloir sortir tout le stock de l’entrepôt.

Émilie se figea. Des tonnes de travail, donc des heures supplémentaires !

— Et ils ont besoin d’aide ou…

— Fallait être encore à ton poste il y a cinq minutes quand j’ai demandé aux hôtesses de caisse qui se portait volontaire, Émilie. Maintenant c’est trop tard. Les responsables de rayon ont déjà recruté les filles dont ils avaient besoin.

Les épaules d’Émilie s’affaissèrent un peu plus. Sur le coup, elle n’y avait pas pensé. Elle avait suivi Steph vers le vestiaire d’un pas mécanique, comme si son cerveau avait voulu la conduire la plus rapidement possible hors du magasin.

— Allez, ça va aller, Mimi, lâcha Steph en s’asseyant à côté d’elle. Tu peux venir chez moi si tu veux. Tu vas pas attendre Jérôme ici ?

Émilie se mordit l’intérieur de la joue.

— En plus, c’est un peu un beauf, non ? souffla Steph tout bas.

Émilie hocha la tête. Elle ne pensait pas que Jérôme soit un beauf, non, mais elle préférait supporter une nuit encore les tirades de Stéphanie plutôt que de rester une minute de plus dans ce vestiaire. Elle se foutait d’où sa collègue habitait, elle voulait partir. Bouger.

— Merci, Stéphanie, c’est vraiment gentil, murmura-t-elle.

  • Y a pas de quoi, ma belle. Allez viens, on s’arrache.

AHMED

Dans son caisson étanche, à côté de celui du petit blond peroxydé désormais trop attaqué par la fièvre pour parler, Ahmed regardait son téléphone qui vibrait. Sarah. Il avait fallu deux jours pour qu’elle l’appelle. Deux jours pour qu’elle se soucie de lui. Elle avait été mise au courant, oui, sa mère le lui avait confirmé, c’était elle-même qui lui avait téléphoné. Il avait souhaité qu’elle appelle. Qu’elle soit en larmes au bout du fil, qu’elle implore son pardon. Entre deux partis d’échec, il l’avait imaginé apparaître derrière la vitre transparente qui le coupait du monde. Et maintenant qu’elle donnait enfin signe de vie, il était paralysé.

Le portable redevint silencieux. « Appel manqué : Sarah. »

Trou d’air.

D’une main tremblante, Ahmed rappela le numéro.

— Ahmed ?

Au son de sa voix, il resta un instant muet, comme frappé dans la glotte par un poing invisible.

— Ahmed ? C’est toi ? Ta mère m’a dit pour… Enfin pour ton hospitalisation.

— Pourquoi tu n’as pas appelé plus tôt ? demanda-t-il d’un ton brusque.

C’était sorti tout seul.

— J’osais pas.

— Pourquoi maintenant ?

— J’en sais rien.

— Parce que t’as vu que mes petits camarades de chambre étaient tous en train de claquer ? Tu t’es dit que t’allais faire tes adieux avant que j’y passe aussi ?

— Ahmed… Je sais pas quoi te dire, après ce qu’il s’est passé, je voulais pas… Je voulais pas te déranger.

— Me déranger ? Putain, Sarah, tu connais les hôpitaux, tu sais très bien que j’ai rien à foutre ici.

— Arrête, tu vois ce que je veux dire.

— Ah… Me déranger dans mes derniers instants. Et puis finalement tu t’es dit que c’était l’occasion d’obtenir mon pardon avant que j’y passe ?

— Bien sûr que non, c’est juste que…

— T’es avec lui ?

— Quoi ?

— Greg, t’es avec lui ?

Silence.

— Putain, t’es avec lui. Putain, merci d’avoir appelé. Je me sens beaucoup mieux. Je vais crever en te sachant bien baisée…

— Ahmed, je suis désolée…

— Désolée de quoi, Sarah ? De m’avoir trompé ? De t’être faite prendre le jour où on enterrait mon père ? De t’être barrée avec mon meilleur ami ?

— Tu lui as dit ?

C’était une voix masculine qui avait parlé, loin du combiné. Greg.

— Non, vaut mieux pas… dit la voix chuchotée de Sarah, mais toujours audible.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu es censée me dire, Sarah ?

— Rien.

— Putain Sarah, j’ai peut-être plus que quelques heures avant d’avoir le cerveau noyé dans le sang alors crache !

— Écoute Ahmed, j’appelais juste pour te dire qu’on pense à toi, même si on t’a fait du mal, on… On t’aime toujours et…

— MAIS CRACHE PUTAIN, SARAH ! JE VAIS CREVER, MERDE !

— Je suis enceinte.

Ahmed eut l’impression d’avoir mangé un mur de briques.

— C’est prévu pour mai. On voulait t’en parler, et puis on a appris que tu étais à Bichat. Tu as toujours tellement compté pour moi, pour Greg, tu as été tellement important dans nos vies… Je voulais que tu l’apprennes de moi, pas de quelqu’un de ta famille ou d’un collègue. Et même si maintenant tu…

Ahmed avait raccroché en plein milieu de sa phrase. Il avait ouvert l’application Chess. Il attendrait la mort en peaufinant des stratégies, pour oublier cette conversation et les images qu’elle avait fait naître. Quand les médecins passèrent en courant devant sa bulle pour se précipiter au chevet de son voisin, il ne leva même pas la tête.

Jour 7

GEORGES

Il était deux heures du matin quand il se réveilla en sursaut dans ses draps de coton beige. Il y avait quelqu’un dans l’appartement. Il saisit à deux mains la batte de baseball qu’il avait posé contre la table de chevet, un cadeau reçu pour son intervention lors d’un congrès à Houston. S’il avait su qu’un jour elle servirait à ça ! Le manche enrubanné bien calé au creux de ses paumes, comme on le lui avait appris, il poussa la porte entrouverte de la chambre du bout du pied. Au fond du couloir, une silhouette féminine enlevait son manteau dans l’entrée.

— Adélaïde !

Georges lâcha la batte qui alla s’éclater sur le beau parquet en chevrons et se précipita vers sa femme. Faisant fi des risques, il serra son corps frêle entre ses bras.

Pour la première fois depuis des années, depuis la nouvelle de sa rémission, il fondit en larmes.

— Oh Georges, mon chéri…

Georges se reprit aussitôt, et s’écartant, saisit sa compagne par les épaules pour mieux la regarder, comme s’il ne croyait pas qu’elle puisse se tenir là devant lui.

— J’ai eu tellement peur. Te savoir là-bas…

Adélaïde lui offrit un sourire humide et caressa sa joue.

— Je crois que j’ai plus eu peur que toi.

Il la serra à nouveau fort contre lui. Ils restèrent ainsi un long moment blottis l’un contre l’autre, dans cette entrée éclairée par l’unique ampoule du palier. Ce fut finalement Adélaïde qui rompit le silence et leur étreinte.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, je suis juste venue prendre une douche et des affaires propres. Quelqu’un m’attend en bas.

— C’est vraiment grave alors… murmura Georges tandis que sa femme refermait la porte.

— Oui. Ce truc est une sacrée merde.

Georges resta une demi-seconde interdit, à contempler sa femme qui enlevait ses chaussures. Pour qu’Adélaïde utilise un gros mot, il fallait que ce soit vraiment, vraiment une sacrée merde.

— Tout ce qu’on a réussi à établir avec les biopsies c’est que c’est une variante du virus de la méningite.

Elle s’engagea d’un pas leste dans le couloir blanc. Il la suivit jusqu’à la chambre.

— On pense que la période d’incubation est de deux à trois jours, dit-elle en ouvrant leur grosse armoire antique. Ensuite le patient a mal à la tête. Viennent la fièvre, le nez pris. Et puis trois ou quatre jours après l’apparition des premiers symptômes, les vaisseaux du cerveau pètent et noient tout dans le sang.

Elle se mit à sortir des chemises et des pantalons et à les jeter pêle-mêle sur le lit.

— La petite Carla a contaminé tous les autres candidats, une partie de sa famille, plusieurs membres de la production. Presque trente personnes uniquement à partir d’elle. Ce truc est plus contagieux que la rougeole.

— Putain…

Adélaïde se tourna vers lui et haussa un sourcil.

— Je ne te le fais pas dire… dit-elle avec un petit sourire moqueur.

Georges pouffa. Adélaïde avait toujours eu le sens de l’humour, en toutes occasions. Même branchée aux appareils de chimio, elle avait été capable de ces petites fulgurances qui dédramatisaient tout de suite une situation. Son sourire s’effaça par contre bien vite ce soir.

— Ils sont tous en train de nous claquer entre les doigts, lâcha-t-elle en tirant un petit bagage à main de sous le lit.

— Tous ?

Elle hocha la tête.

— On teste différents traitements. Mais rien ne marche. Au cinquième jour maximum après le début du mal de tête, pouf !

Avec les mains, elle mima une tête qui explose, avant d’aller chercher des sous-vêtements dans la commode.

— On en a perdu dix autres cette nuit. Rien eu à faire.

Georges suivit sa femme dans la salle de bain.

— La situation est…

— C’est foutu. La plupart des gens qu’on a récupérés ces derniers jours se sont baladés partout en France en étant contagieux. On a déjà trop de cas où on n’arrive pas à faire le lien avec le patient zéro. C’est dehors.

Elle jeta son rouge à lèvres de tous les jours dans sa trousse avant de se déshabiller à la hâte.

— Thierry a lancé ses premières simulations de l’épidémie, dit-elle plus fort pour couvrir le bruit de la douche. On en a au moins pour plusieurs semaines. Les gens vont probablement se terrer chez eux à partir de demain. Mais ceux qui ont été contaminés ces quatre derniers jours vont bientôt présenter des symptômes. Ils ont certainement déjà transmis le virus à leur famille. On a tablé sur quelques milliers de morts, dans le meilleur des cas, en partant du principe que les gens ne sortent plus, et qu’on arrive à isoler ceux qui tomberont malades.

Appuyé contre le chambranle de la porte, Georges hocha la tête. Il avait déjà mentalement fait le calcul. Carla avait contaminé 30 personnes, dont vingt qui s’étaient baladées à l’air libre pendant au moins quatre jours. Ces vingt personnes avaient été contagieuses au moins deux jours, depuis l’apparition des symptômes. Elles avaient donc eu largement le temps de contaminer trente personnes chacune. Trente personnes qui auraient commencé à développer les symptômes entre avant-hier et hier, et avaient très bien pu continuer à se balader dehors en pensant à une simple migraine. Vingt fois trente, fois trente. Dix-huit mille. Si ces personnes contaminaient chacun leur famille, un adulte et deux enfants, ça faisait dans les cinquante-quatre mille cas. Et ce n’était qu’une estimation basse, partant du principe que les malades n’étaient pas contagieux pendant la période d’incubation.

— Mais bon, tu connais les gens, dit Adélaïde en sortant de la douche. Il suffit que quelques-uns paniquent, qu’ils aillent s’entasser dans les supermarchés pour faire des provisions ou qu’ils ressortent pour voir ce qu’il se passe… Et le truc repartira quoi…

Georges hocha la tête, soucieux. Pendant qu’Adélaïde se brossait les dents, il essaya de voir comment il pouvait modifier son calcul pour mieux prendre en compte la connerie de l’homo sapiens de base.

— Donc ne sors pas surtout, murmura-t-elle avant de poser ses lèvres à la menthe sur les siennes.

— Ça risque pas.

Il la suivit dans la chambre. Adélaïde jeta sa trousse de toilette dans le bagage avant de le refermer.

— Tu t’es débarrassé du livre ? demanda-t-elle en passant son chemisier rouge, celui qu’il préférait.

— Non. J’ai pas pu.

Adélaïde jeta à Georges un regard interrogateur.

— Ce qu’on avait mis dedans… soupira-t-il. Des souvenirs comme ça, c’est trop précieux.

Les yeux de sa femme reflétèrent un instant sa tristesse. Adélaïde traversa la pièce pour prendre son mari dans ses bras. Elle n’avait plus que lui. Il n’y avait même pas de chat.

Son téléphone vibra dans l’entrée.

— Mince, ça doit être le chauffeur qui se demande ce que je fais…

Adélaïde s’écarta de Georges et enfila son pantalon à la hâte. En deux minutes, elle était prête à repartir.

— Tu ne sors pas surtout, souffla-t-elle encore à Georges en regagnant la porte avec sa valise.

— Ne t’en fais pas, pas besoin. Tu n’as pas encore vu la cuisine, mais on a de quoi tenir un siège !

— Bon. Sois prudent, mon chéri. Je te téléphone dès que je peux.

Un dernier baiser et Adélaïde remit un masque, des gants, une surcombinaison de papier et sortit. La porte claqua derrière elle, laissant Georges seul dans l’appartement vide. L’angoisse lui étreignit le cœur aussi soudainement qu’elle l’avait relâché quand sa femme avait franchi le pas de la maison. Il se mit à faire les cent pas dans le couloir. Puis dans leur bureau. Il n’arriverait pas à se rendormir. Il marcha d’un mur de livre à l’autre, ses yeux glissant de plus en plus vers l’ordinateur qu’il avait refermé très tard. Puis n’y tenant plus, il le ralluma et lança BFMTV en streaming.

Eh oui, Jean, il s’agit déjà du cent soixantième cas enregistré et confirmé par les autorités. Les urgences devant lesquelles je me trouve ont été prises d’assaut toute la nuit, par des centaines de personnes présentant des maux de tête et pensant être atteintes de la désormais dénommée « méningite du Loft ». Une infirmière s’est confiée à moi tout à l’heure, les services sont saturés de personnes dont les médecins ne savent pas s’ils ont une migraine ou le virus. Et en attendant, ce sont les autres urgences, parfois vitales, qu’il est difficile de traiter…

Georges poussa un soupir et sortit une feuille et un crayon. Il n’avait pas pris en compte ce niveau de connerie dans son calcul de tout à l’heure. Alors, combien de personnes pouvaient être contaminées en se rendant aux urgences pour une gueule de bois ? Et qui contamineraient-elles ensuite ?

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